L'IMAGE DU CORPS

 

Dans une synthèse, concise et ordonnée, des documents ci-joints, vous rendrez compte de la représentation de l'image du corps. Puis dans une conclusion personnelle vous donnerez votre opinion.

 

Documents joints

  • Document D1 : Antoine Prost, Histoire de la vie privée, Tome 5, Ed. du Seuil, 1987.

  • Document D2 : Henry de Montherlant, Les Olympiques, Ed. Gallimard, 1924.

  • Document D3 : Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide, Ed. Gallimard, 1983.

  • Document D4 : Claire Bretécher, Les Frustrés, Ed. Bretécher, 1975.

 

D1

 

La réhabilitation du corps constitue sans doute l'un des aspects les plus importants de l'histoire de la vie privée. Elle modifie en effet le rapport de l'individu avec lui-même et les autres.

 

Se maquiller, faire de la gymnastique ou du jogging, du tennis, du ski ou de la planche à voile, c'est prendre son corps à la fois comme fin de son activité et comme moyen. Dans certaines activités, le travail physique par exemple, le corps est un moyen, non une fin. Dans d'autres, comme la cuisine, le corps est la fin, mais le moyen est un intermédiaire, les plats que l'on prépare dans cet exemple. La nouveauté de la fin du XXème siècle, c'est la généralisation d'activités corporelles qui ont le corps lui-même pour but : son apparence, son bien-être, son accomplissement. « Se sentir bien dans sa peau » devient un idéal.

 

L'évolution de la danse traduit bien cette nouveauté. Assurément, la danse implique toujours des partenaires, et la sensualité y est toujours présente de façon plus ou moins discrète. Mais les danses du début du siècle, la valse, le quadrille constituaient des rites sociaux complexes : danser, c'était exposer sa maîtrise de ces codes. Après la guerre de 1914, la danse lie les couples, et les moralistes dénoncent la lascivité du tango. Après la Seconde Guerre mondiale, le jazz qui, avec le charleston, n'avait touché jusque-là que des minorités, soutient de ses rythmes des danses populaires, boogie-woogie, be-bop, etc. Ce sont toujours des couples qui dansent mais ils s'écartent, se rapprochent, s'écartent encore. Le plaisir d'éprouver sa propre force, sa souplesse au gré des passes en accord avec un rythme, accompagne celui, plus sensuel, du partenaire que les slows donnent l'occasion d'étreindre sans les règles de figures et de pas du tango. Avec le jerk et le disco, voici que l'on danse seul, éventuellement sans partenaire. Au rite social a succédé un rite du couple, puis un rite du corps individuel. La maîtrise des usages, l'accord avec un partenaire, la célébration du corps : la danse a connu trois âges successifs.

 

S'occuper de son corps prend ainsi une place importante dans la vie privée, et l'on y recherche des gratifications multiples et complexes. Le plaisir du bain, de la toilette, de l'effort physique est en partie satisfaction narcissique, contemplation de soi-même. Le miroir n'est pas une nouveauté du XXème siècle ; sa banalisation, en revanche, en est une, comme la façon d'en user: on ne s'y regarde pas seulement avec le regard d'un autre, pour voir si l'on respecte les codes vestimentaires ; on s'y regarde comme les autres ne sont pas en général autorisés à le faire : Sans maquillage, sans vêtement, nu.

 

Mais les satisfactions narcissiques de la salle de bains sont traversées de rêves et de souvenirs. S'occuper de son corps, c'est le préparer pour le donner à voir. Il ne suffit pas de montrer ses parures, ses bijoux, ses décorations. Le vêtement ou bien se fait fonctionnel, confortable, pratique, fût-ce au mépris des usages, ou bien met en valeur le corps, le laisse deviner, le souligne et parfois le révèle. On fait parure désormais de son bronzage, de sa peau lisse et ferme, de sa souplesse, et le dynamisme du cadre moderne est attesté par ce que son style suggère de sportif. On laisse d'ailleurs voir de plus en plus son corps : chaque étape de ce dénudement partiel commence par faire scandale, puis se répand rapidement et finit par s'imposer, du moins parmi les jeunes, aggravant la coupure entre les générations. C'est l'histoire de la minijupe, au milieu des années 1960, comme celle dix ans plus tard, du monokini sur les plages. Montrer ses cuisses ou ses seins cesse d'être indécent. Et l'on voit l'été, dans les villes, des hommes en short, chemise ouverte et torse nu. Le corps n'est plus seulement réhabilité et assumé : il est revendiqué et donné à voir.

 

Au regard des normes de l'entre-deux-guerres, le progrès du nu est celui de l'indécence : à tout le moins, c'est de la provocation. Pour la norme nouvelle, c'est au contraire chose naturelle : une nouvelle façon d'habiter son corps. En témoigne le fait que le nu ne progresse pas seulement dans les lieux publics, mais également dans l'univers domestique.

 

Des familles vaquent à leurs occupations et se mettent à table, l'été, en maillot de bain. Des parents vont et viennent nus, de la chambre à la salle de bains, sans se cacher de leurs enfants. Il est difficile de dire l'extension de ces pratiques, qui dépend sans doute à la fois des générations et des milieux. Leur simple possibilité atteste qu'il ne s'agit pas là de dépravation, mais d'un changement de normes.

 

En fait, le corps est devenu le lieu de l'identité personnelle. Avoir honte de son corps serait avoir honte de soi-même. Les responsabilités se déplacent: nos contemporains se sentent moins responsables que les générations précédentes de leurs pensées, de leurs sentiments, de leurs rêves ou de leurs nostalgies ; ils les acceptent comme s'ils leur étaient imposés de l'extérieur. En revanche, ils habitent pleinement leur corps : c'est eux. Plus que les identités sociales, masques ou personnages d'emprunts, plus même que les idées ou les convictions fragiles et manipulées, le corps est la réalité même de la personne. Il n'est donc plus de vie sociale du travail, des affaires, de la politique, de la religion : c'est celle des vacances, du corps épanoui et libre. Ce que signifiait à sa façon cet élève de terminale définissant l'animal comme un homme qui serait libre ou le graffiti de 1968 : « Sous les pavés, la plage. »

 

Antoine Prost, Histoire de la vie privée, Ed. du Seuil, 1987.

 

D2

 

Tout d'un coup, dans la galerie, à trois mètres au-dessus de nos têtes, la première apparition du corps humain. La rangée entière des spectateurs de la galerie baigne dans un halo gris fait d'ombre et de fumée de cigarettes. Et, au milieu des cinquante vestons  qui émergent de la balustrade, ce torse nu. Un boxeur, de seize ans peut-être, déjà en tenue de combat, dont on entrevoit à peine le visage, dont la lumière n'éclaire que le torse, très réceptif de la clarté, parce qu'il est presque uni, comme le sont les corps de jeunesse... Ah ! Plus question de rigoler.

 

La guerre, dit Nietzsche, «qui fait cesser toute espèce de plaisanterie». Ce jeune torse, lui aussi, fait cesser toute plaisanterie. Jusqu'à présent, on était ici dans de l'amusant, dans du trivial, osons le mot, dans du médiocre. Et ceci, c'est un autre monde. Miracle, d'autres que moi le sentent. Des regards se lèvent, les paroles s'espacent. Sans doute, ce boxeur en tenue, c'est d'abord l'annonce que le plaisir attendu ne va plus tarder. Mais ce n'est pas que cela. Pour ces Français de l'après-guerre, si esclaves du quotidien, si embourbés dans le petit, si fermés à tout idéal, ce premier torse nu - étrange, au ciel de la salle, comme un ange ou un démon, peint d'une main florentine, dans le registre supérieur de la toile, - c'est la porte soudain ouverte sur un monde plus haut, qui leur arrive avec une ondée de gravité.

 

Un monde plus haut, et il est le leur. Ô hommes ! Cette forme émouvante, ce n'est pas une forme irréelle, ce n'est pas le fantôme d'un paradis du mensonge : c'est le fils Guillet, le fils du plombier, celui qui démonte et remonte tout le temps sa bécane. C'est leur fils à eux, c'est leur frère, c'est eux-mêmes. L'homme de la tête baissée lève la tête et voit Dieu. Et il voit que, Dieu, c'est lui.

 

Henry de Montherlant, Les Olympiques. Ed. Gallimard, 1924.

 

D3 - Le corps recyclé

 

A vouloir assimiler, à la manière de R. Sennett, le narcissisme au psychologisme, on est vite confronté à la difficulté majeure que représente le cortège de sollicitudes et de soins dont est entouré désormais le corps, promu de ce fait au rang de véritable objet de culte. Investissement narcissique du corps lisible directement au travers de mille pratiques quotidiennes angoisse de l'âge et des rides (C.N., pp.351- 367) ; obsessions de la santé, de la «ligne », de l'hygiène ; rituels de contrôle (check-up) et d'entretien (massages, sauna, sports, régimes) ; cultes solaires et thérapeutiques (surconsommation de soins médicaux et de produits pharmaceutiques), etc. Incontestablement, la représentation sociale du corps a subi une mutation dont la profondeur peut être mise en parallèle avec l'ébranlement démocratique de la représentation d'autrui ; c'est de l'avènement de ce nouvel imaginaire social du corps que résulte le narcissisme. De même que l'appréhension de l'altérité d'autrui disparaît au bénéfice du règne de l'identité entre les êtres, de même le corps a perdu son statut d'altérité, de res extensa, de matérialité muette, au profit de son identification avec l'être-sujet, avec la personne. Le corps ne désigne plus une abjection ou une machine, il désigne notre identité profonde dont il n'y a plus lieu d'avoir honte et qui peut dès lors s'exhiber nu sur les plages ou dans les spectacles, dans sa vérité naturelle. En tant que personne, le corps gagne la dignité ; on se doit de le respecter, c'est-à-dire veiller en permanence à son bon fonctionnement, lutter contre son obsolescence, combattre les signes de sa dégradation par un recyclage permanent chirurgical, sportif, diététique, etc. : La décrépitude «physique» est devenue une turpitude.

 

C. Lasch l'indique bien, la peur moderne de vieillir et de mourir est constitutive du néo-narcissisme : le désintérêt envers les générations futures intensifie l'angoisse de la mort, tandis que la dégradation des conditions d'existence des personnes âgées et le besoin permanent d'être valorisé, admiré pour sa beauté, son charme, sa célébrité rendent la perspective du vieillissement intolérable.

 

De fait, c'est le procès de personnalisation qui, en évacuant systématiquement toute position transcendante, engendre une existence purement actuelle, une subjectivité totale sans but ni sens, livrée au vertige de son autoséduction. L'individu, - enfermé dans son ghetto de messages, affronte désormais sa condition mortelle sans aucun appui «transcendant» (politique, moral ou religieux). « Ce qui révolte à vrai dire contre la douleur ce n'est pas la douleur en soi. mais le non-sens de la douleur » disait Nietzsche : il en va de la mort et de l'âge comme de la douleur, c'est leur non-sens contemporain qui en exacerbe l'horreur. Dans des systèmes personnalisés, il ne reste dès lors qu'à durer et s’entretenir, accroître la fiabilité du corps, gagner du temps et gagner contre le temps. La personnalisation du corps appelle l'impératif de jeunesse, la lutte contre l'adversité temporelle, le combat en vue de notre identité à conserver sans hiatus ni panne. Rester jeune, ne pas vieillir : même impératif de fonctionnalité pure, même impératif de recyclage, même impératif de désubstantialisation traquant les stigmates du temps afin de dissoudre les hétérogénéités de l'âge.

[…]

Après l'expression corporelle et la danse moderne (celle de Nikolaïs, Cunningham, Carolyn Carlson), avec l’eutonie et le yoga, avec la bioénergie, le rolfing, la gestalt-thérapie, où le corps commence-t-il, où finit-t-il ? Ses frontières reculent, deviennent floues , le « mouvement de conscience » est simultanément une redécouverte du corps et de ses puissances subjectives. Le corps psychologique s'est substitué au corps objectif et la prise de conscience du corps par lui-même est devenue une finalité même du narcissisme : faire exister le corps pour lui-même, stimuler son autoréflexivité, reconquérir l'intériorité du corps, telle est l'œuvre du narcissisme. Si le corps et la conscience s'échangent, si le corps, à l'instar de l'inconscient, parle, il faut l'aimer et l'écouter, il faut qu'il s'exprime, qu'il communique, de là émane la volonté de redécouvrir son corps du dedans, la recherche forcenée de son idiosyncrasie, soit le narcissisme même, cet agent de psychologisation du corps, cet instrument de conquête de la subjectivité du corps par toutes les techniques contemporaines d'expression, concentration et relaxation.

 

Humanisation, subjectivisation, R. Sennett a raison, nous sommes bien dans une « culture de la personnalité » à condition de préciser que le corps lui-même devient un sujet et, comme tel, à placer dans l'orbite de la libération, voire de la révolution, sexuelle bien sûr, mais aussi esthétique, diététique, sanitaire, etc … sous l'égide de « modèles directifs». Ne pas omettre que, simultanément à une fonction de personnalisation, le narcissisme accomplit une mission de normalisation du corps : l'intérêt fébrile que nous portons au corps n'est nullement spontané et « libre ». Il obéit à des impératifs sociaux. tels que la « ligne », la « forme », l'orgasme. etc. Le narcissisme joue et gagne sur tous les tableaux, fonctionnant à la fois comme opérateur de déstandardisation et comme opérateur de standardisation, celle-ci ne se donnant jamais du reste comme telle mais se pliant aux exigences minimales de la personnalisation : la normalisation post-moderne se présente toujours comme l'unique moyen d'être vraiment soi-même, jeune, svelte, dynamique.

 

Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide, essai sur l’individualisme contemporain, Gallimard, 1983

 

D4

 

Textes

 

Lui : Je ne peux pas voir ce mec

 

Lui : Il est gras il est mou il est chauve Je le hais

 

Elle : Meu non

 

Elle : Il est tout à fait beau et sain

 

Elle : Juste un peu enveloppé, du plein la main comme on aime

 

Lui : Je ne veux pas être aimé pour mon corps !

 

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