Scène 1

 

Lumières sur le plateau

Nous nous trouvons dans le laboratoire – très en désordre – du célèbre Professeur – Ingénieur Effort Marais-Digneton.

Ce grand et maigre personnage, affublé d’un bonnet rouge, d’une écharpe et d’une étroite blouse de docteur un peu sale, cet étrange vieillard est actuellement debout sur une table, l’index d’une de ses mains noueuses pointé vers le plafond.

Il est fort en colère.

Devant lui, accroupi sur le sol, une jeune demoiselle à l’air mutin inspecte avec mépris le plancher du laboratoire.

Il s’agit de Miss Cléo Marais-Digneton, fille du Professeur.

 

Le Professeur — Ah ! Non ! Pas ça !

Cléo — Et pourquoi « Ah ! Non ! Pas ça ! » mon père ? C’est idiot, à la fin, ce plancher. Reconnaissez-le. Complètement idiot.

Le Professeur — Ce plancher est un plancher, ma fille, et personne ne lui demande d’être plus intelligent que ne doit être un plancher !

Cléo — Remarquez, mon Père, que je ne lui demande pas d’être intelligent. Je ne lui en demande pas tant. Non, mais … seulement d’être un peu plus … d’être un peu moins plat, si près du sol … Je lui demande simplement d’être un peu moins un plancher.

Le Professeur — Et que voudriez-vous donc qu’il soit ?!

Cléo — Un plafond ! Oui ! S’il vous plaît, mon Père, faites que ce plancher devienne un plafond ! Cela serait si drôle ! Et nous marcherions la tête en bas !

Le Professeur — Ah ! Non ! Pas ça !

Cléo — S’il vous plaît, mon Père, Faites-le pour moi ! Je m’ennuie tellement ! Papa ! Papa !

Le Professeur (appelant quelqu’un dans les coulisses) — Mademoiselle OV357 ! Mademoiselle OV357 !

 

Entrée bruyante et tardive de ladite Mademoiselle OV357.

Elle grince ; elle couine ; et, qui plus est, elle ne cesse de clignoter de partout.

Mademoiselle OV357 est en effet une androïde, robot féminin d’un modèle un peu démodé, portant, par-dessus de belles rondeurs métalliques, un uniforme de femme de ménage.

 

Mademoiselle OV357 — Monsieur m’a appelée, peut-être ?

Le Professeur — Non, Monsieur ne vous a pas appelée « peut-être », Monsieur vous a appelée « sûrement » ! Mademoiselle OV357, ne vous aurais-je pas – par hasard – bricolé dans le but de vous occuper de l’éducation de ma fille ici présente ?

Mademoiselle OV357 — En effet, Monsieur, c’est pour cela que vous m’avez conçue.

Le Professeur — Hé bien, je trouve … il me semble … je trouve même …

Cléo — Vous trouvez beaucoup de choses, mon Père …

Mademoiselle OV357 — C’est normal, c’est un inventeur, Miss Cléo.

Le Professeur (hors de lui) — Je trouve que l’éducation de ma fille est un désastre ! Un désastre ! Mademoiselle OV357, vous êtes renvoyée !

Mademoiselle OV357 — Si je puis me permettre, Monsieur le Professeur - Ingénieur, c’est vous qui m’avez programmée pour éduquer votre fille « ici présente ». Si son éducation ne vous convient pas, c’est à vous seul qu’il faut vous en prendre, et non à moi.

Cléo — Vous devriez plutôt la reprogrammer, au lieu de la renvoyer.

Le Professeur — Ah ! toi, Cléo, on ne te demande pas ton avis !

Cléo — On devrait, pourtant. Il s’agit de mon éducation, après tout.

Mademoiselle OV357 — Je suis d’accord avec elle.

Le Professeur (à Mademoiselle OV357) — Vous, dehors !

Mademoiselle OV357 (sortant du laboratoire) — Dehors … Dehors … Dehors …

Le Professeur (regardant avec inquiétude sa fille qui s’est levée pour inspecter les murs) —  Dehors … Dehors … Dehors …

Cléo — Vous savez, mon Père, je trouve que les murs du laboratoire d’un Professeur-Ingénieur aussi célèbre que vous l’êtes, aussi imaginatif …

Le Professeur (faisant semblant de ne pas l’écouter)— Dehors … Dehors … Dehors …

Cléo — Et bien , je trouve …

Le Professeur — Vous trouvez beaucoup de choses , ma fille.

Cléo — C’est normal, je suis la fille d’un inventeur. Et bien, je trouve que les murs de votre laboratoire devraient avoir autant d’imagination que vous et songer – de temps en temps – à devenir un peu plus … un peu moins …

Le Professeur (essayant de se calmer) — Dehors … Dehors … Dehors …

Cléo — Vos murs devraient songer à être un peu moins des murs.

Le Professeur — Oui, bien sûr ! Et devenir des planchers, par exemple ?!

Cléo — Evidemment. Je suis certaine que vos murs s’en amuseraient énormément. Voyez-vous, mon Père, vos murs s’ennuient. Alors, il faut les amuser, les faire rigoler.

Le Professeur — Pour rigoler, ma fille, il convient d’avoir une bouche. Mes murs n’ont pas de bouche. Non, pas de bouche !

Cléo — Mais vos murs ont des oreilles. Tous les murs ont des oreilles. C’est un début.

Le Professeur — C’est le début de la fin, oui !

Cléo — Si c’est le début de la faim, allez manger, mon Père.

Le Professeur — C’est cela, je vais manger. (il sort du laboratoire) Manger … Manger … Manger …

Cléo (restée seule) — Si les murs avaient des bouches, ils pourraient manger eux aussi. (songeuse) Faire manger les murs … faire manger …

 

Soudain, un jeune homme en tenue de basket fait irruption dans le laboratoire, monte sur la table, s’y tient debout et, brandissant une coupe sportive, hors d’haleine, sourit triomphalement à Miss Cléo qui le regarde hébétée !

 

Florent — J’ai réussi ! J’ai réussi !

Cléo (pleine d’espoir) — Alors, ça y est, tu as enfin gagné ?!

Florent — Non. (il montre la coupe à Miss Cléo) J’ai réussi à lire ce qu’il y avait écrit dessus !

Cléo (désappointée) — Bel exploit …

Florent — Mais c’était très dur. Je n’avais pas mes lunettes et …

Cléo — Je ne t’ai pas demandé de faire du basket pour que tu lises ce qu’il y a d’inscrit sur les coupes, Florent, mais pour que tu les gagnes !

Florent — Cléo, je ne voulais pas faire de sport, moi.

Cléo — Comme les planchers qui ne deviennent jamais des plafonds, les murs qui ne deviennent jamais des planchers, toi, tu ne deviens jamais ce que je voudrais que tu sois.

Florent — Mais tu m’aimes quand même ?

Cléo — Quand même, oui, je t’aime, mais …

 

Entrée du Professeur - Ingénieur Effort Marais-Digneton, une assiette pleine de pâtes à la main. Dehors, doucement, éclate un orage.

 

Le Professeur — Ô, rage ! Ô, rage ! Manger !Réfléchir ! Créer ! (apercevant Florent debout sur la table) Ah ! Non, pas ça ! Florent, tu descends ! (Florent obéit au professeur qui, à son tour, monte sur la table) La table, c’est moi qui monte dessus !

Florent (à Cléo) — Pourquoi ton père monte-t-il toujours sur cette table ?

Cléo — Je ne sais pas. Je n’ose pas le lui demander.

Florent — Mais as-tu enfin osé lui demander s’il accepte de m’engager comme assistant ?

Cléo — Il m’a répondu qu’il ne voulait pas. Tu comprends, il est tellement indépendant …

Le Professeur — Mademoiselle OV357 ! Mademoiselle OV357 !

 

Entrée tardive de Mademoiselle OV357

 

Mademoiselle OV357 — Monsieur m’a appelée, peut-être ?

Le Professeur — Mademoiselle OV357, le lacet de ma bottine droite est dénoué. Pourriez-vous, s’il vous plaît, me le renouer ?

Florent (à part soi) —Je vois …

Mademoiselle OV357 (après avoir refait le lacet du Professeur) — Voilà, Monsieur. Monsieur désire autre chose, peut-être ?

Le Professeur — Non merci. Vous pouvez sortir.

 

Sortie traînante de Mademoiselle OV357.

 

Florent (à Cléo) — Pourtant, ce travail aurait bien arrangé les affaires, à la maison. Mon père se donne tant de mal pour trouver un nouvel emploi. À son âge, c’est difficile. Et ma mère ne pourra plus longtemps garder des enfants à domicile. C’est devenu trop fatigant pour elle. Elle vieillit.

Cléo — Je sais. Je suis désolée. J’ai eu beau insister auprès de mon père, il n’a rien voulu entendre. Je crois qu’il ne réalise pas certaines choses de la vie.

Florent — Vous êtes si riches et si loin de tout. Même cette maison est à des kilomètres de la ville.

Cléo — J’ai un peu honte.

Florent — Non, c’est moi. Je n’aurais pas dû dire ça …

Le Professeur — Voilà ! J’ai fini de manger. Je retourne travailler !

 

Le Professeur sort du laboratoire.

 

Florent — Je le trouve quand même un peu bizarre, ton père, ces derniers temps.

Cléo — Tu veux dire encore plus bizarre que lorsqu’il est normalement bizarre ?

Florent — Oui. Encore plus bizarre que lorsqu’il est normalement bizarre.
Cléo — À la vérité, je crois qu’il n’a plus beaucoup d’idée pour ses inventions. Quand j’y pense, sa dernière grande découverte remonte à il y a au moins deux ans. C’était sa « machine à défaire le café ». Depuis, plus rien. Et encore, sa « machine à défaire le café » lui a fait beaucoup de tort …

 

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 Scène 2