Quelle place pour notre enseignement en L.P. ?

 

L’enseignement des Lettres en Lycée Professionnel a rarement donné lieu à débat. Ces quelques lignes ne sont portée par aucune visée syndicale. Elles n’ont pas non plus vocation à donner des leçons, leur seule ambition : ouvrir le débat !

 

On se souvient de la violence avec laquelle  quelques tenants de je ne sais quel « élitisme républicain » ( voir l’article nauséabond de Finkielkraut dans Le Monde daté du 19 mai 2000), considéraient que l’enseignement des lettres étaient mis à mort, notamment avec le fantasme d’une disparition de la dissertation . Ces Pangloss des temps modernes, ignorant l’existence même des élèves de lycée professionnel, voulaient bien évidemment parler des lycée généraux… On était alors loin, très loin, de ce que nous vivons en LP au niveau de notre enseignement ! 

 

Tout commence  avec des élèves qui nous arrivent du collège totalement démotivés, que ce soit pour nos matières voire plus largement pour (et par !) le système scolaire. Alors bien sûr, il faut leur proposer une image d’eux mêmes plus positive et une autre approche de l’enseignement des lettres. La lecture méthodique – que nous travaillons en LP depuis plus de dix ans, alors que nos collègues de lycée ne la connaissent que depuis peu – a sans nul doute été un outil pertinent pour aider nos élèves à s’approprier les textes. Mais ce n’est qu’un outil au service du sens et non une fin en soi. Trop souvent on en reste à la forme, la fameuse structure du texte, sans en aborder le fond et l’enjeu. De même quelle prétention démesurée que de vouloir, à partir d’un extrait de quelques lignes, dégager le sens de toute une œuvre ! Quant à une approche plus artistique de notre matière, rares sont celles et ceux qui ont osé se lancer…Il faut donc aujourd’hui nous interroger sur le fondement même de notre enseignement, mais aussi sur les établissements dans lesquels nous travaillons.

 

En effet, on sait bien que les élèves nous arrivent de troisième, par défaut. Et c’est tout d’abord là que le bât blesse. Parlant de leurs camarades scolarisés en seconde, nos élèves de BEP (mais aussi certains adultes !) prononcent cette expression terrible : « le lycée normal ».

 

Il y aurait donc un « lycée anormal » avec des élèves « anormaux » mais aussi, bien évidemment des enseignants eux-aussi …

Bienvenue au Lycée Professionnel !

 

Certes, chacun sait que dans notre pays l’intelligence concrète a souvent, pour ne pas dire toujours, été reléguée à un rang subalterne alors qu’elle est une occasion d’épanouissement pour ne nombreux jeunes. Il ne sera donc pas question ici d’opposer enseignement général et enseignement professionnel, même s’il faut nécessairement s’interroger sur un rééquilibrage entre ces deux composantes. La logique du Lycée Professionnel trouverait donc sa pertinence dans la mise en œuvre de cette intelligence concrète et dans la remotivation de ces jeunes élèves qui nous arrivent de troisième. Soit, mais n’est-ce pas alors faire fi d’une autre réalité, celle pointée, une fois de plus, par l’INSEE pas plus tard que cette semaine :

 

En 1997, 62 % des enfants de quinze ans appartenant aux 20 % des familles les plus modestes sont en retard en troisième, contre seulement 17 % des adolescents appartenant aux 20 % de familles les plus aisées. Plus loin on peut aussi lire que 55 % des enfants d’ouvriers redoublent la troisième.

 

Certes, on objectera fort justement qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil…sauf à considérer que ces enfants se retrouvent alors au L.P. et que  se pose alors avec une acuité toute particulière, la question de la mixité sociale. Il me semble que nous sommes là au centre d’une problématique nouvelle dans notre profession, problématique qui reprend celle des cités ghettos Cette question d’un lycée spécifique pour l’enseignement professionnel ne me convainc pas. Je reviendrai plus tard sur la question de notre enseignement et de ce que Philippe Meirieu nomme « la culture commune », mais n’avons nous pas tendance – je n’irai pas jusqu’à dire à accentuer, ce serait nous donner trop de responsabilité – à conforter ce phénomène de ghettoïsation ? C’est une question grave, qui remet en cause l’existence d’un type d’établissement particulier et de fait un statut professionnel là aussi « particulier ». Bien sûr la réalité et le quotidien nous demandent d’être vigilant. Chacun connaît la place, pour le moins modeste, des SEP dans les lycées généraux. Mais n’est-ce pas là justement la justification, a contrario, de notre analyse ?

 

Je suis de ceux qui pensent (et je mène des projets communs depuis de nombreuses années entre mes élèves de LP et des élèves littéraires d’une option théâtre) que la confrontation est riche d’enseignements pour les uns comme pour les autres…

Je pense aussi que, s’il est légitime de former à un métier et donc de faire du futur adulte un « moyen de la société » ( cela n’est en rien péjoratif), il l’est tout autant de l’éduquer pour en faire un Homme (le mot citoyen est un peu galvaudé) capable de communiquer avec les autres mais aussi avec les œuvres de l’Humanité, qu’elles soient scientifiques, artistiques, philosophiques ou technologiques C’est bien évidemment là que se pose la question de la culture commune et du fondement de notre enseignement en L.P.

 

Là s’impose un petit retour au niveau du statut et de la bivalence, quitte à ce que mon point de vue soit en décalage avec celui des mes amis pédagogues. On voit poindre de nouveau la question de la bivalence en collège, notamment pour les petites classes et ce en liaison avec l’école primaire. Dans le même esprit je pense qu’il faut la maintenir en BEP., par contre je serais pour une approche différente en Bac Pro. Enseignant depuis de nombreuses années dans des classes de BAC Pro je sais l’investissement que cela demande pour préparer des cours qui sortent de la sempiternelle question de la typologie du texte quand ce n’est pas celle du narrateur…Plus intéressante pour nos élèves me paraît être la question des enjeux des textes, enjeux à resituer dans un contexte historique, politique, social, artistique….L’enseignant devient alors – et j’emprunte l’expression à Jean-Michel Zakhartchouk (ex rédacteur en chef de la revue Les Cahiers Pédagogiques) - un « Passeur Culturel » :

 

Le passeur, au Moyen-äge est celui qui fait franchir un obstacle et en particulier un fleuve. […] C’est probablement à un voyage que nous devons inviter les élèves à participer. Non un voyage sans retour mais un voyage qui peut transformer celui qui accepte l’offre du guide, si toute fois il ne se contente pas d’un rôle passif, s’il est convié, même, à prendre la rame.

Un voyage où il ne s’agit pas de renoncer aux charmes de la rive de départ vers laquelle on revient continuellement, mais qui ne sera jamais tout à fait la même quand on aura goûté les fruits d’un monde plus vaste, plus riche.

 

Vision Romantique de notre métier, certes, mais que serait l’avenir de nos élèves sans l’espoir d’un ailleurs meilleur ?

 

On sait l’intérêt qui est le mien pour les choses de l’art et pour une approche sensible de l’éducation. Sensible et non sensiblerie, il s’agit en effet de comprendre qu’un travail sur l’art peut frayer un chemin – nous sommes toujours dans la métaphore du voyage – vers la connaissance. En soi cela ne remet pas en cause fondamentalement la question de la bivalence en Bac Pro, sauf à considérer qu’il nous faut une ambition nouvelle dans notre enseignement de Lettres et aussi d’Histoire –Géographie. Alors la charge de travail est trop lourde, surtout qu’il nous faut alors poser la question de la Philosophie en L.P.

 

Pourquoi cet enseignement est-il absent de nos établissements ? Les élèves ne seraient-ils pas à la hauteur de ce qui fait le fondement même de la philosophie : apprendre à penser ? Je voudrais témoigner ici du plaisir que mes élèves ont eu à découvrir Montaigne ou Camus et à pouvoir échanger sur ces auteurs avec leurs camarades de Term. Littéraire. Le désir existe, et il justifie pleinement ce qu’écrivait Philippe Meirieu dans le principe 23 du rapport « Quels savoirs enseigner dans les lycées » :

 

Les exigences d’enseignement de la culture commune rendent le lycée professionnel indissociable des lycées d’enseignement général ou technologique.

 

Il ne s’agit pas pour autant, ce serait pure démagogie, que de plaquer au LP une approche conceptuelle de la philosophie telle qu’elle est proposée en classes littéraires ou scientifiques. Le professeur de Lettres, après une formation complémentaire, pourrait en assurer l’enseignement en s’appuyant sur des pratiques pédagogiques qui ont fait leur preuve dans nos matières. Des questions telles que la responsabilité de la science, la relation à l’Autre, la liberté de choisir….sont riches de potentialités pour nos élèves de Bac Pro. Assumant cet enseignement il ne pourrait pas, sauf à considérer que la pédagogie est un fin en soi, ce que je récuse, mener avec sérieux son enseignement et ce « passage » dont nous avons préalablement parlé. Sommes-nous dans l’utopie ou dans l’urgente nécessité ?

 

Cette proposition donne aussi sens à la question de la poursuite d’études de nos élèves après le Bac Pro. Aujourd’hui moins de 7 % y ont accès, est-ce une fatalité ? Une « impossibilité intellectuelle » pour nos élèves d’aller plus loin…A moins que l’écart de niveau Bac Pro / BTS ne soit à jamais rédhibitoire…Alors que faire ? Monter l’un ou descendre l’autre ? Si la première alternative ne laisse personne en bordure de chemin, elle aura ma préférence ! N’oublier personne c’est bien évidemment, aussi, considérer qu’il n’y a pas que la poursuite d’études de pertinente !

 

Quelques mots pour conclure sur le sujet à la mode : le PPCP. En soit l’idée est intéressante et pédagogiquement pertinente. Pourtant, et je dirais une fois de plus, il me semble que derrière l’intérêt d’un travail pluridisciplinaire avance masquée la demande utilitariste de notre enseignement. S’il s’agit une fois de plus (et nous le faisons déjà pour les lettres de motivation, les dossiers de stage…) de nous mettre au service de l’enseignement professionnel. Je crois que nous nous trompons de voie. Même si certains d’entre-nous, avec un engagement et une sincérité admirables, pensent que nous pouvons y « retrouver nos petits » , je crains pour ma part que les élèves de L.P. ne voient une fois de plus, qu’un aspect réducteur de notre métier et ne sois déçus d’être une fois de plus mis en marge.

 

Beaucoup d’interrogations demeurent à la fin de cette réflexion et c’est tant mieux. J’espère que les collègues auront à cœur de continuer ce voyage avec moi, en pensant à ce beau proverbe chinois qui affirme qu’il vaut mieux regarder la lune que le doigt qui la montre…

 

André ROUX - le 2 novembre 2000

 

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