Le Serpent qui danse

Baudelaire, Les Fleurs du Mal

 

Commentaire proposé par des élèves d' Eddie Saintot

 

Que j'aime voir, chère indolente,
            De ton corps si beau,
Comme une étoffe vacillante,
            Miroiter la peau !
 
Sur ta chevelure profonde
            Aux âcres parfums,
Mer odorante et vagabonde
            Aux flots bleus et bruns,
 
Comme un navire qui s'éveille
            Au vent du matin,
Mon âme rêveuse appareille
            Pour un ciel lointain.
 
Tes yeux, où rien ne se révèle
            De doux ni d'amer,
Sont deux bijoux froids où se mêle
            L'or avec le fer.
 
À te voir marcher en cadence,
            Belle d'abandon,
On dirait un serpent qui danse
            Au bout d'un bâton.

Jeanne Duval

Sous le fardeau de ta paresse
            Ta tête d'enfant
Se balance avec la mollesse
            D'un jeune éléphant,
 
Et ton corps se penche et s'allonge
            Comme un fin vaisseau
Qui roule bord sur bord et plonge
            Ses vergues dans l'eau.
 
Comme un flot grossi par la fonte
            Des glaciers grondants,
Quand l'eau de ta bouche remonte
            Au bord de tes dents,
 
Je crois boire un vin de Bohême,
            Amer et vainqueur,
Un ciel liquide qui parsème
            D'étoiles mon cœur !

 

C’est certainement sa maîtresse Jeanne Duval que Baudelaire décrit dans Le serpent qui danse. Le champ lexical du voyage, de l’exotisme renvoie à sa rencontre de 1842 avec la belle mulâtre, actrice dans un théâtre parisien. Portrait d’une femme réelle certes, mais aussi succession d’images, d’impressions ; métamorphoses provoquées par le rythme des vers et la démarche de sa « belle indolente ».

 

C’est un poème de neuf strophes composé de quatrains de huit et cinq syllabes à rimes croisées. Notons également l’alternance des rimes féminines et masculines. Cette régularité de la strophe et du vers concourt à donner un rythme régulier, comme celui d’une danse justement.

 

Rien n’est immobile dés le début du poème, la peau vacille comme la moire d’une étoffe, la chevelure devient une mer sur laquelle l’imagination de Baudelaire appareille. Nous avons donc, en trois métaphores, plus un rêve de femme qu’une femme réelle.

 

Cependant, la description progresse en utilisant des parties du corps : la peau (strophe 1), la chevelure (strophe 2), les yeux (strophe 4), la tête (strophe 6), le corps (strophe 7), la bouche, les dents et même la salive (strophe 8).

 

A chaque fois, un ou plusieurs verbes de mouvement rythment l’évocation de la femme. Le poète file la métaphore de l’eau et de la mer parce qu’elle permet de donner ce mouvement régulier et doux : danse, balance, se penche, s’allonge, roule, remonte. Tous participent à cette sensation, d’autant plus que les assonances en voyelles nasales assourdissent le poème et atténuent la violence du mouvement.

 

Cette grâce animale ne laisse pas d’être inquiétante par son absence de passion humaine. Que penser des yeux qui mêlent l’or et le fer – deux couleurs qui évoquent le regard vide du serpent –, des eaux de fonte des glaciers grondants qui remontent à sa bouche ? Il faut toute l’« âme rêveuse » du poète pour transformer une boisson amère en « vin de bohème ». C’est une victoire de l’imagination (vainqueur) alors que la femme n’exprime aucun sentiment, « ni de doux, ni d’amer ».

 

Comme dans d’autres poèmes – La chevelure par exemple – le corps de la femme sert de prétexte à l’évasion. « La femme est surtout une harmonie générale, non seulement dans son allure et le mouvement de ses membres, mais aussi dans les mousselines, les gazes, les vastes et chatoyantes nuées d’étoffes dont elle s’enveloppe et qui sont comme les attributs et le piédestal de sa divinité. » Baudelaire, Le peintre de la vie moderne.

 

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