Dysfonctionnement

            Le soleil de midi inondait l’immense plaine de ses rayons. Un immense vacarme régnait. La longue file d’hommes, de femmes et d’enfants piétinait l’herbe éternellement verte du jardin d’Eden, tandis que les oiseaux qui s’ébattaient habituellement dans ses arbres restaient silencieux, pour la première fois depuis le dernier Jugement.

            Saint Pierre parcourut l’horizon de ses yeux fatigués mais dont la flamme montrait toujours la même énergie que dans sa jeunesse, bien qu’il soit difficile d’imaginer aux créatures massées en contrebas que cet homme avait été jeune, lui aussi. Il flottait d’ailleurs dans une robe trop large pour ses épaules.

            Cela faisait maintenant six jours (ou sept ? Saint Pierre perdait le fil du temps) que les réincarnés faisaient la queue sans que leur nombre paraisse seulement décroître dans la plaine. Il avait pourtant vu des milliards de personnes défiler devant lui.

            Toute l’Humanité était regroupée ici, dans cette frontière entre la vie et la mort qu’était devenu le Jardin d’Eden. S’y bousculaient des Américains du CLXXXIVème siècle avec des homo erectus, s’y bagarraient des Juifs de l’Antiquité avec des musulmans chiites du XVIIème siècle, s’y nouaient des passions entre des hommes et des femmes ayant appartenu à des civilisations séparées par des milliers de kilomètres dans l’espace et par des millions d’années dans le temps. C’était le rendez-vous des hommes et des femmes célèbres, c’était celui des miséreux, c’était également le rendez-vous de la Mort, qui, armée de sa faux, venait ramasser les âmes de ceux et celles qui étaient morts une nouvelle fois, la plupart piétinés par la foule, la plus grande foule qu’il n’y eût jamais. La Mort leur donnait ensuite un corps tout neuf et ils recommençaient à faire la queue au bout de la chaîne. C’était des chants, c’était des cris, c’étaient des pleurs et des disputes qui s’élevaient de la masse jaune, noire, blanche, rouge, multicolore qu’était l’Homme.

            « Qu’ils en profitent, pendant qu’il en est encore temps », se dit une énième fois Saint Pierre. Car ces hommes n’avaient pas mobilisé tant d’énergie depuis tant de siècles pour rien. Leur réincarnation ici, sur le Jardin d’Eden, n’était pas vaine. Ils étaient candidats.

            A quoi ? A être jugés.

            Pourquoi ? Pour qu’on pèse leurs bonnes et leurs mauvaises actions.

            Pourquoi ? Saint Pierre lui-même ne le savait pas.

            Les architectes qui avaient remodelé le Jardin d’Eden avaient beau être des anges, ils avaient commis une erreur. Et de taille. La file des décédés était censée se diviser en deux au bout des deux tiers du trajet entre les matrices de réincarnation et les Portes de l’Enfer et du Paradis, au niveau de la falaise où se tenait le groupe d’anges chargé de prononcer leur Verdict. Chacune de ces routes avait la même largeur. Or, celle qui conduisait en Enfer était bien trop petite pour accueillir le nombre de damnés, aussi le nombre de personnes piétinées y était important, et c’était là que la Mort planait le plus souvent pour recueillir les âmes de ceux qui étaient morts deux fois. Ou même plus.

            De nombreux humains condamnés à aller en Enfer préféraient remettre à plus tard le moment fatal où ils poseraient le pied dans le Tartare en se suicidant, ce qui n’était pas chose aisée en l’absence totale d’arme, ou, moyen plus commode, en se massacrant mutuellement. La police des anges avait tout d’abord tenté de stopper de pareils agissements, puis avait abandonné en se disant que, de toute façon, aucun damné ne pouvait échapper à son sort. Mais le trafic s’en trouvait d’autant plus ralenti. Le taux de réponse finale –pour utiliser un vocabulaire humain- serait de 100%, mais quand ?

            Mais lui, Saint Pierre, n’avait pas à se plaindre, contrairement à Lucifer, posté à quelques centaines de kilomètres à la gauche du Juge. Ou plutôt, il pouvait se plaindre, mais uniquement du manque d’occupations. Personne n’était jusqu’ici encore entré au Paradis, excepté quelques anges auxiliaires de justice, et Dieu, évidemment, qui était partout.

            En enlevant tous les humains non baptisés catholiques, on obtenait de quoi remplir trois Tartares. Puis, il fallait retirer tous ceux qui avaient blasphémé, tous ceux qui avaient volé, violé, tué, s’étaient moqué ou avaient escroqué leur prochain, ceux qui avaient menti, ceux qui avaient torturé, ceux qui s’étaient montrés lâches, ceux qui s’étaient adonné au péché de chair, ceux qui n’avaient pas lu les petits caractères en dessous du règlement, ceux qui avaient même pensé pécher, consciemment ou en rêve, tous ceux-là allaient en Enfer. Ceux qui restaient, c’est-à-dire les bébés morts en bas âge, y étaient également précipités car mourir avant d’avoir eu l’occasion de pécher était considéré par le Seigneur et ses archanges comme de la triche. Or, tricher était un péché

            Les Portes du Paradis évoquaient un bâtiment grec ou romain, bien que ses dimensions soient mille fois supérieures à celles de tous les temples de l’Acropole réunis, et infiniment plus ancienne. Dieu avait toujours eu un faible pour les colonnes doriques.

            En attendant, personne ne venait et les anges continuaient de repousser tous les échantillons d’humanité vers la gauche. Saint Pierre avait sans doute le boulot le plus ennuyeux de l’Histoire de cet Univers. Après tout, le Créateur ne l’appréciait pas tellement depuis qu’il l’avait renié trois fois. Ils n’avaient pas non plus les mêmes goûts en architecture. Dieu était rancunier.

            Soudain, un petit homme chétif et blême se cogna contre saint Pierre qu’il contempla longuement en le tenant par la chemise. Il passa à plusieurs reprises la tête par-dessus son épaule, comme s’il était poursuivi.

            En effet, des anges qui, visiblement, appartenaient aux services de sécurité à en juger par leur carrure et leurs ailes deux fois plus grandes que celles des autres séraphins, décrivaient de grands cercles au-dessus du Jardin d’Eden, cherchant des yeux leur proie.

            L’homme tira deux fois plus fort la tunique de Saint Pierre. « Laissez-moi me cacher ! Laissez-moi me cacher ! », criait-il en ce qui ressemblait fort à un dialecte gothique. L’homme jeta un regard désespéré vers le ciel où tournoyaient les anges de la Mort. « Pitié ! Laissez-moi entrer ! », dit-il à nouveau, d’une voix suppliante. Saint Pierre jeta un dernier regard sur l’homme dont les yeux le fixaient de façon hypnotique et douloureuse, et la vision de son visage ravagé par la douleur le décida enfin. De toute façon, il n’avait jamais véritablement aimé son Maître et encore moins les malabars qui lui servaient de force de sécurité.

            Il sortit la Clé et ouvrit la Porte qui révéla un paysage dont la beauté surpassait même celle du jardin d’Eden. Son greffier ayant été muté chez Lucifer, il nota lui-même dans son registre : « Présomption d’innocence. »

            Après avoir jeté un nouveau regard furtif par-dessus son épaule, Adolf Hitler franchit les Portes du Paradis.

Jean Saintot

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