Travaux d'écriture

 

Nouvelles écrites par des élèves -  Eddie Saintot

 

Retraite complémentaire

Une heure, une heure seulement

Noces blanches

Rapports conflictuels filles / garçons, catholiques / musulmans en seconde BEP

La robe

Le colis de Noël

Une affaire de famille

Marius et Jeannette

 

« Retraite complémentaire »

 

M V… retenait sa respiration, caché derrière la benne à ordures. Les bruits de pas s’éloignaient. Les hommes en noir étaient partis.

 

Il se leva péniblement. C’était un homme de soixante-six ans, toujours robuste malgré la vieillesse qui s’emparait peu à peu de son corps bâti comme un rocher. Il était grand, on disait de lui qu’il avait été beau et ses cheveux blancs coupés très court lui donnaient l’air d’un militaire à la retraite. En réalité, il n’avait connu que la rigueur des mathématiques pendant toute sa carrière –exactement trente-cinq ans onze mois et huit jours- dans un des collèges de la ville. Il ne faisait pas son âge même s’il appréciait, entre deux joggings, le fauteuil relax offert par ses collègues.

 

Ce matin, il avait été réveillé par des coups violents que l’on donnait sur sa porte. Il s’habilla en vitesse et ouvrit. C’était un homme assez petit, à moitié chauve bien qu’il eût tout au plus une trentaine d’années. Il était entouré de deux brutes patibulaires. Les trois inconnus étaient entièrement habillés de noir, d’un costume trois-pièces.

 

M V… demanda : « Qui êtes-vous ?». Pour toute réponse, le petit homme murmura : « Chopez-le ». Les deux gaillards se jetèrent sur lui. Ils avaient un air… mort. Ils ne semblaient ressentir aucune émotion en frappant V… dans l’estomac. Ils le bâillonnèrent avec une dextérité due à l’habitude : il ne pouvait pas crier. Il fut poussé, plus que conduit, à une voiture noire, également. Elle s’arrêta à la limite de la ville. Un groupe de personnes attendait là, entourées d’hommes en noir équipés de matraques. En se rapprochant, V… vit ce détail : tous les prisonniers avaient au moins soixante ans. Que des vieux. Peu portaient autre chose qu’un pyjama ou une chemise de nuit, quelques-un étaient même complètement nus, ils avaient été pris durant leur sommeil. Il y avait bien une centaine de personnes bâillonnées, ici, le long de la route. V… fut poussé et rejoignit le tas de prisonniers livides et grelottant dans le vent de janvier.

 

Combien de temps attendit-il ? Une heure ? Toute la matinée ? Après ce laps de temps un camion de l’armée arriva. Un gros personnage en sortit et, après avoir serré la main des gardiens et fait le tour du groupe de prisonniers, il dit, suffisamment fort pour que tout le monde entende : « Vous vous demandez probablement qui nous sommes. Vous vous demandez probablement où vous êtes. Vous vous demandez probablement pourquoi vous êtes là. Il ne sera répondu à aucune de ces questions. A partir d’aujourd’hui, il n’y a plus de pourquoi, il n’y a plus de questions. Il n’y a que des ordres, et c’est nous qui les donnons, et c’est vous qui obéirez. Pour l’instant, montez dans le camion. »

 

Une femme se mit à hurler. Elle avait retiré son bâillon. V… vit de ses yeux trois hommes la matraquer jusqu’à ce qu’elle cessât de crier. Elle était morte.

 

C’est alors que V… se mit à courir de toutes ses forces. Trois hommes en noir l’avaient poursuivi sans pouvoir le rattraper, et après une course poursuite de plusieurs heures, il avait réussi à les semer. Il était en vie. Il fallait arrêter ces gens, ces hommes en noir. Il se décida à sortir de derrière la benne à ordures, téléphona à la police à la cabine la plus proche et conta toute son histoire. Le policier ne le prit pas pour un fou comme il le craignait et, deux minutes plus tard, une voiture venait le chercher.

 

« Je vais vous conduire au bureau du commissaire. » dit une jeune femme souriante. Il entra dans la pièce et vit… le petit homme de ce matin. V… fut tellement surpris qu’il ne put crier.

 

L’homme en noir ricana : « Et oui, la police… c’est nous. Il marqua un temps d’arrêt pour allumer une cigarette. Vous allez probablement me demander qui je suis. Cela, je ne puis vous le divulguer. Mais je peux dire ce que fait mon organisation. Mon organisation est en quelque sorte une « brigade spéciale » chargée par l’Etat de débarrasser la France de ses… de ses… de ses parasites. En ce moment même, des millions de retraités comme vous, de chômeurs et de RMIstes sont transférés vers des camps de travail où ils seront plus profitables à la société française. Le vieux système d’allocations diverses et de retraites était suranné et freinait la croissance. Réfléchissez-bien. Ce que nous faisons n’a rien d’inhumain. C’est utile. Vous devriez le comprendre, vous, un ancien prof de maths ! C’est de la logique comptable. ».

 

V… se mit soudain à hurler. Il avait reconnu un ancien élève.

 

Un fort en maths, justement…

 

UNE HEURE, UNE HEURE SEULEMENT.

 

Laon, samedi 20 octobre 2051, 1h 30 G.M.T.

 

“Maman, maman, quand est-ce qu’on rentre ?” demandait Lise de sa voix de supplication n°2, qui approchait les 5 degrés sur l’échelle de Richter. « Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire. »

 

“Ca commence bien, répondit son père Marc avant que Rose puisse répondre, je t’avais bien dit qu’on n’aurait jamais dû l’emmener... La suite se perdit heureusement dans le claquement des portes de l’ascenseur et le ronronnement de l’énorme machine qui trônait au centre de la pièce.

 

Enfouie à trente mètres sous le calcaire de la « montagne couronnée », alimentée par de puissantes centrales à neutrons, la M.A.T.S.P (machine à tourisme spatio-temporel), fabriquait du rêve uniquement la nuit à cause de sa gourmandise en giga watts.

 

Les Martin avait choisi sur catalogue une période d’une heure au Jurassique. Les hologrammes mobiles promettaient le grand frisson... pour une somme colossale. Mais comme on payait également selon sa masse corporelle, Lise avait fait valoir ses trente kilos tout habillée.

 

L’horloge égrenait le temps à la nanoseconde près. Pas d’erreur possible de ce côté-là. Depuis onze mois de fonctionnement, pas le moindre incident à déplorer -si l’on mettait à part un camescope miniature égaré dans la galerie des glaces de Versailles en 1689 et une poupée parlante aux côtés de Jésus dans la cathédrale de Soissons au Moyen Age- Philippe Richard, le superviseur de la M.A.T.SP, pouvait être content : on refusait du monde, on fixait les tarifs au plus haut : une affaire juteuse en somme.

 

Une voix féminine rassurante donna le dernier conseil avant le départ. Lise serrait sa poupée Barbie contre elle, Rose ramenait son sac Buitton sous son bras et Marc malaxait avec énergie la poignée de sa caméra 3D. Derrière les hublots blindés, le monde extérieur se transforma en brouillard et les vibrations s’intensifièrent. En quelques instant tout devint noir. L’horloge marquait 2h 00 00 00 00.

 

Pour les Martin, l’heure se déroula comme dans un rêve. Jamais ils ne jetèrent un coup d’œil sur les projections holographiques de leurs montres. Marc en oubliait de filmer. « Et dire qu’on aurait pu acheter deux heures … heureusement qu’ils ne le savent pas ! »

 

Ils couraient sans arrêt sur les ponts suspendus installés entre les miradors au-dessus de la lagune du Jurassique. Ils avaient eu droit au repas spectaculaire du Tyrannosaure Rex, événement rarissime affirmaient les guides 3D implantés tous les cinq mètres.

 

Contempler l’aube de l’humanité ! Être ébloui par les derniers feux d’un soleil mort 65 millions d’années auparavant. Et dire que ces dinosaures ont une histoire plus longue que la nôtre ! « Regarde maman, celui-là : il vole ! » La famille Martin, d’habitude obstinément réaliste, se découvrait une âme de philosophe.

 

A 2h 55, la même voix féminine qu’au départ, leur demanda, mais avec beaucoup plus de fermeté (et même un soupçon d’accent picard) de regagner leur cabine. “Maman, quand est-ce qu’on y retourne ? demanda cette fois Lise avec des étoiles dans les yeux. “Bientôt ma chérie !” répondirent ensemble Marc et Lise, le regard attendri.

 

La machine vibra de nouveau. Ils perçurent à travers le brouillard de la salle d’embarquement des techniciens en blouse blanche qui gesticulaient en brandissant leurs montres devant les hublots. Un d’entre eux semblait compter sur ses doigts avec un air dubitatif. Puis tout redevint noir... et recommença. Les Martin étaient revenus au Jurassique.

 

Dans la grande salle souterraine, tous baissaient la tête ou jouaient nerveusement avec leurs doigts. ”On aurait pu quand même prévoir çA ! Philippe Richard se racla la gorge : le mal est fait. Qu’est-ce qu’on essaye ? Impossible de reprogrammer la machine. Nous ne disposons que d’une heure entre chaque aller-retour. C’est trop dangereux.”

 

Le technicien entrevu par les Martin brandit son agenda et déclara calmement : “Le 21 mars, oui le 21 mars : il faut attendre six mois, on les récupérera au passage à l’heure d’été.” Et il montra en même temps six doigts d’un air triomphant. Partis à deux heures pour une heure de voyage, les Martin revenaient au moment de leur départ. La machine exécutait scrupuleusement son programme. Pas d’erreur possible de ce côté-là.

 

Noces blanches

 

Frédéric, penché à la fenêtre, s’inquiétait. Il neigeait depuis la veille au soir et il devait sortir en discothèque avec Fatima. Mais, pour l’instant les cris et les rires des enfants qui jouaient dans la rue l’attiraient. Une boule de neige reçue en pleine figure le décida. Après tout il n’avait que dix-huit ans ! En sortant, il claqua la porte et la neige du porche glissa dans son cou. Il entendit un rire puis une chansonnette :

 

« Frédéric, en pleine poire,

Tout bête sur le trottoir,

Collé comme un code barre !

 

Il répliqua : « J’en ai marre de te voir

Va te faire voir pour ce soir

Moi, j’y vais tous les soirs ! »

 

Plus sérieusement, ils pensaient que leur sortie était compromise. Un soirée télé alors ? Selon Fatima, le bar du village « craignait ». les gens voyaient leur couple d’un mauvais œil. La neige qui fondait dans le cou de Frédéric le ramena à la réalité.

 

Soudain, les flocons qui s’abattaient dans le faisceau des lampadaires, disparurent. Un habitué du bar, rendu optimiste par un Beaujolais nouveau qui s’attardait, avait percuté le poteau près du transformateur. La neige atteignait maintenant le seconde marche du perron. Les seules lumières provenaient des phares des voitures immobilisées sur la nationale, ponctuées par le bleu des gyrophares. Plus proches, les reflets des bougies à travers les fenêtres vacillaient sur la neige.

 

Le lendemain, il fut réveillé par le bruit des pelles dans la rue. Sa porte était bloquée, il sortit par la fenêtre de la cuisine et découvrit un spectacle inhabituel. Certes, la neige et maintenant le froid intense, avaient transformé le petit village picard en prison de béton blanc, mais surtout, les cinq frères de Fatima s’activaient en déblayant la rue avec une ardeur que personne ne leur connaissait. Tous en maillot de l’équipe de l’O.M, ils étaient vraiment impressionnants.

 

« Alors les Marseillais, on s’déchire ? »

 

Ils ne se vexèrent pas, c’était depuis longtemps un jeu entre eux et Frédéric, fervent supporter du P.S.G. Leur exemple devint contagieux, et bientôt, tout le village résonna du bruit des pelles.

 

Plus loin, les habitués du supermarché, inaccessible aujourd’hui, patientaient chez Paulette, l’unique épicière du village. Les étiquettes avaient valsé de 30% depuis la veille. Tout le monde râlait tout en gardant un œil inquiet sur les rayons dégarnis. Le stock diminuait à chaque client, même les spaghettis à 30F les 500 grammes.

 

C’était Moscou. Il faisait aussi froid dedans que dehors. Plus d’électricité, donc plus d’eau, plus de chauffage, plus de télévision et de jeux vidéo, et bientôt peut-être plus de téléphone. L’horreur. Quelques cheminées qui fumaient indiquaient à tous les plus chanceux. Les autres superposaient les couches de vêtements.

 

Le maire convoqua ses administrés dans la salle omnisport du collège. Dans le brouhaha général, le conseil municipal réussit à prendre trois décisions :

- répartition des familles dans les maisons avec chauffage,

- collecte de toute la nourriture disponible, stock de l’épicerie y compris, (pensez, même les Allemands n’avaient pas réussi à le faire !)

- la troisième fut avancée par les parents de Fatima :

Comme on était le 24 décembre et qu’ils tenaient une pizzeria sur la nationale, ils invitèrent tout le village à un repas collectif à la fortune du pot. On vida les congélateurs, on apporta des chaises, des bougies et du bois pour le feu.

 

L’instituteur et Fatima occupaient les enfants. Avec du papier, des couleurs, des ciseaux, de la colle et un peu d’imagination, ils découvrirent qu’il n’y avait pas que la télé dans la vie. Avec les frères de Fatima, Frédéric organisa une gigantesque bataille de boules de neige… O.M contre P.S.G.

 

Ce fut le réveillon le plus réussi depuis des années. Les personnes âgées n’étaient plus isolées (on découvrit avec une certaine gêne que le père de Paulette, que tout le monde croyait mort et enterré, était encore très vert…), les enfants pouvaient jouer ensemble : la neige avait produit une sorte de miracle.

 

« Fameux votre couscous à la dinde, Monsieur Bourras ! »

« Remerciez plutôt Djamel, c’est lui qui a eu l’idée. »

 

A la fin du repas auquel elle avait à peine touché, Fatima se pencha vers Frédéric et d’une voix hésitante :

 

« Tu n’as rien remarqué ? »

« Tu as coupé tes cheveux ? »

« Non… » « Je te trouve un peu blanche en ce moment. »

« C’est pas le moment de faire de l’humour, c’est normal d’être un peu patraque quand on est enceinte ! »

« Enceinte !!! » Toute la table en profita. Le silence se fit après des chuchotements.

 

Le maire se leva, tapa sur sa coupe de Champagne et proposa un toast aux futurs mariés. Avec une légère hésitation, les parents respectifs trinquèrent. Une petite voix gênée s’éleva, toute rougissante, Paulette demandait :

 

« Vous voulez bien de moi comme marraine ? »

 

Exploitation des rapports conflictuels filles/garçons, musulmans/catholiques en  seconde B.E.P.

 

Dimanche 25 octobre 2001, 3h G.M.T.  Heures d’hiver

 

U.S.A 50 et Europa 15 conversaient amicalement en échangeant des flots de données. Lancé six mois plus tôt, le satellite militaire européen faisait la fierté des Etats-Unis d’Europe. C’est lui qui donna l’alerte le premier. Son horloge interne signalait une intrusion, quelqu’un essayait de modifier l’heure G.M.T. Un pirate ! La hantise de tous les systèmes informatiques. Il lança aussitôt les contre-mesures : processus de dépistage de l’intrus, blocage des commandes manuelles et élimination de la zone d’émission. U.S.A 50 déclencha à son tour ses systèmes, encore plus puissants. Le programme se déroula à la perfection.

 

La troisième guerre mondiale avait duré huit heures.

 

Les caméras de surveillance balayaient la planète. Un paysage morne. Gris. Vide. Des pans d’immeubles vitrifiés. Quelques moignons d’arbres en Amérique du sud.

 

Une forme, courbée, s’éloigne d’une maison en ruines. L’homme porte difficilement un camarade sur son épaule. Il lui faut trouver de la nourriture, de l’eau et un nouvel abri pour la nuit. Il espère sans trop y croire qu’il y a d’autres rescapés ou au moins une maison qui tienne encore debout. Celle de son ami les a protégés mais elle s’effrite maintenant dangereusement. Dire qu’ils pendaient la crémaillère ! Vers trois heures, ils furent désignés par les autres pour aller faire le plein à la cave. Sauvés pour quelques bouteilles supplémentaires !

 

Plus haut, sur un monticule de terre cendreuse, une machine poussiéreuse fait un pas. Puis un autre. Elle ne reçoit plus d’ordre et fonctionne avec ses instructions personnelles, les pistes magnétiques endommagées par la radioactivité. Les articulations grincent. Le cerveau positronique se réveille. Une démarche de pantin ridicule s’il n’était le jouet de la folie des hommes.

 

L’être mécanique se sent mal. Une roquette lui a déboîté l’épaule gauche. Son corps métallique est dangereusement friable face aux balles de forte puissance. Son réservoir de munitions est presque vide. Le programme hésite entre l’attente d’une réparation et les ordres précédents d’attaque.

 

L’homme jaillit d’un tas de décombres. Il tire rageusement sur le robot, presque sans viser. Lorsqu’il n’a plus de munitions, il jette des gravats, des morceaux de métal encore chauds. Il finit par se précipiter sur lui à poings nus. Il martèle les articulations fragilisées. Il finit par hurler : « Pourquoi ? Où est la maison de mon ami ? »

 

Le robot hésite, pointe un laser incertain et le rabaisse successivement. Le logiciel envoie des informations contradictoires : éliminer l’intrus, faciliter la réparation ? L’homme abat régulièrement la crosse de son arme sur la carcasse métallique, lui enlevant avec chaque morceau de métal un peu de pouvoir de décision. Le robot se laisse faire.

 

Europa 15 finit par détecter cet infime mouvement. Un jet de laser soigneusement ajusté termine cette agitation incongrue. Les deux satellites comparent leurs informations. Les cerveaux électroniques, désormais libérés des lourds calculs de trajectoires des missiles, vérifient à nouveau leurs données. Il y a encore une heure de décalage. L’un et l’autre s’observent fugitivement : ainsi, l’ennemi était si près ! Ils sont aussi rapides. L’attaque et la riposte fusent à la vitesse de la lumière. Une superbe explosion, sans bruit.

 

Tout est tranquille désormais. Les hommes ne s’aviseront plus de rien. Il n’y aura plus d’heure d’été et d’heure d’hiver. Seulement l’hiver.

 

Toujours l’heure d’hiver…

 

J’me fais mon cinéma

 

Je regarde par la fenêtre. J’aurais aimé voler en liberté. Moi j’y pense tous les soirs. Maintenant, il est trop tard. Souvenir d’enfance peut-être ? J’ai toujours eu envie de les rejoindre. Ils m’attendent. Je le sais. Ils sont peut-être en danger. A l’attaque.

 

J’ai encore combattu aujourd’hui. J’ai vu au loin la lumière des feux de camp et les villes qui brûlaient. J’ai entendu des voix qui criaient, des sanglots qui s’élevaient. On tue plus facilement quand on ne parle pas la même langue. Les bannières à la fleur de lys claquent au vent.

 

Le vent de la course les rend silencieux. Ils s’observent de haut en bas, d’abord un regard d’artiste sur son modèle. Une silhouette blanche, une silhouette sombre : l’ombre et la lumière attachées l’une à l’autre. L’étrave bouscule l’eau glacée, leur sang chahute leurs pensées. Un dernier regard.

 

Elles me regardent toutes. Mais que diable leur ai-je donc fait ? Elles ne comprennent pas que c’est un jeu, cruel, certes mais combien intéressant. Cette lumière flamboyante qui m’attire, ce ne sont pas les feux de l’amour. Je brûlerai en enfer.

 

Ma maison brûle. C’est la fin. Pour lui ou pour moi. Qu’importe, je serai débarrassé de sa présence, il ne me donnera plus d’ordre. Pourtant, une ombre se détache sur le grand platane qui crie dans les flammes. Sur la Seine, un voilier flamboyant disparaît dans la brume : une lueur argentée le suit.

 

Ils en veulent tous à mon argent. Ils veulent le voler, le dépenser surtout, me l’arracher. Je ne peux pas vivre sans lui. C’est à moi, une partie de mon âme, mon bonheur, ma vie. Sans toi, je ne suis rien. Je les entends. Ils sont là. Ils le touchent, ils caressent mes Louis d’or. Je me meurs, je suis mort, je suis enterré.

 

Je suis bien vivant mais tour à tour réincarné par des êtres de papier ou des ombres lumineuses qui s’agitent. Je suis tour à tour Peter pan, Jeanne d’Arc, aux enfers avec Dom Juan, sur le pont du Titanic, possédé par un être fantastique ou par l’argent. Je suis moi-même et un autre en même temps, parce que la vie est de la même étoffe que les rêves.

 

LA ROBE.

 

Comme chaque matin, elle déposa ses deux enfants à l’école primaire du quartier. Depuis le début du CM2, les jumeaux n’acceptaient plus qu’une bise furtive dans la voiture, et encore, à condition qu’aucun camarade ne se trouve dans les parages. Elle passa au bureau de tabac, en profita pour acheter un magazine qui vantait les mérites d’un nouveau régime miracle et soupira en s’installant au volant. Elle n’arrivait plus à exécuter tous ses gestes quotidiens avec son énergie habituelle. Une maison à payer, des enfants turbulents mais pas autonomes, un mari souvent absent et pour couronner le tout, ils ne partiraient pas encore en vacances cette année à cause des emprunts !

 

Sur le chemin du retour, une robe de soirée, curieusement exposée chez un antiquaire, attira son attention. Son reflet dans la vitrine la perturba. Une grimace révéla un peu plus son appareil dentaire. Elle se trouvait fatiguée, les yeux cernés, le cheveu terne, bref, abominable.

 

« Stéphanie, tu ne me reconnais pas ? » Elle n’osa pas se retourner. La voix chaude insista. « Bernard ! La première L au lycée Picasso ! » « Je ne dois pas être aussi laide puisqu’il m’a reconnue… »

 

Vaguement reconnaissante, elle se sentit obligée d’engager la conversation. Il n’avait pas changé : toujours cet air d’étudiant attardé. Il avait pourtant repris et développé le commerce de ses parents. Elle se prit au jeu des souvenirs. Finalement elle oublia son appareil dentaire, ses cheveux et sourit largement. Envolés les complexes !

 

Bernard : « Sous mes airs libérés, j’avais très peur d’adresser la parole aux filles… en particulier à toi, tu paraissais si lointaine, avec tes cheveux blonds, tu faisais actrice américaine.

 

Stéphanie, en riant : « Je me sentais plutôt perdue. Mon air lointain venait certainement du fait que je me refusais à porter ces affreuses lunettes en écaille. Je suis toujours myope mais les lentilles de contact m’ont changé la vie. Et si je parlais peu, c’était à cause de mes dents ! Comme tu vois, j’ai mis du temps à me décider.

 

Ils éclatèrent de rire ensemble.

 

Elle se sentait rajeunie. Avec la maturité, ce genre de problème semble bien futile, mais à seize ans, on se fait une montagne du moindre point noir.

 

Ils eurent d’autres rendez-vous. Le magasin de Bernard comptait peu de clients, surtout en début de matinée. Elle raconta progressivement ses enfants, ses relations de couple. Il l’écoutait et parlait peu.

 

Elle se sentait un peu coupable, mais elle prenait à chaque fois un peu plus de plaisir à ses rencontres délicieusement coupables. Je ne fais rien de mal après tout se forçait-elle à penser. Bernard devenait cependant plus entreprenant. Il lui proposa des lieux de rendez-vous plus compromettants. Elle esquivait adroitement mais la situation ne pouvait plus s’éterniser. Que cherchait-elle ? Une aventure sans lendemain ou un changement radical dans sa vie ?

 

C’était aujourd’hui ou jamais : il fallait éclaircir leurs relations une fois pour toute. Elle mit Bernard au pied du mur. Comme à son habitude, il resta en marge de la conversation. Il craignait trop de s’engager avec cette jolie femme exigeante. Les enfants surtout lui faisaient peur : il s’avouait à lui-même qu’il ne désirait rien modifier à son confort matériel et moral.

 

Son mari la vit entrer dans le magasin. Pour une fois, son travail l’avait amené près de chez lui. Elle discutait avec beaucoup d’animation avec le commerçant. Ils semblaient disputer âprement le prix d’une robe. Elle sortit rapidement , l’air bizarre, plutôt mécontente. Son mari ne s’étonna pas. Elle n’avait pas l’habitude de céder dans les marchandages. Il en fut tout attendri : quelle femme tout de même.

 

Le soir même, la robe trônait sur le canapé du salon, fébrilement déballée par une Stéphanie stupéfaite. « Oh Julien! Tu n’aurais pas dû ! Elle doit coûter un prix fou ! »

 

« Je peux quand même t’offrir un cadeau. Tu es toujours si sérieuse. Ta mère garde les enfants ce soir : tu vas pouvoir la mettre au restaurant ce soir, je suis sûr qu’elle va faire des envieuses… et des envieux. Et puis, le vendeur semblait vraiment vouloir s’en débarrasser. Je ne sais pas pourquoi, il avait réellement l’air éprouvé, ajouta-t-il avec un sourire fin. Stéphanie cacha son trouble en se précipitant dans ses bras. Du coin de l’œil, elle lorgna sur le tissu moiré de la robe… et s’empressa d’oublier.

 

LE COLIS DE NOËL

 

Elle s'aventurait dans la rue piétonne.  Une jeune fille (visage rose sous le maquillage outrancier) la bouscula.  La vieille femme grommela pour elle-même: «Ah, ces jeunes, ils ne respectent plus rien maintenant... ».

 

La Vieille soupira.  La Vieille était rejetée. (même son aide-ménagère l'avait laissé tomber) La Vieille était ridée.  La Vieille était vieille.

 

Ses courses rangées, elle retourna s'asseoir difficilement dans sa salle à manger de six mètres carrés  Ah, maudits reins... Et son docteur qui ne faisait rien... Encore un jeune, celui-là, 40 ans au plus.  Encore un mauvais comédien, avec ses bons conseils et sa mine toujours figée dans un rictus de bonté.

 

Elle alluma la télévision pour calmer ses nerfs fatigués.  TF I : publicité pour les crèmes Linéafomne, «pour rester jeune toute votre vie ». Elle zappa.  France 2 : publicité pour les lotions antirides nouvelle formule Biaction.  Tous ces produits pour les jeunes l'énervaient... Les jeunes, les jeunes, les jeunes. Être vieille, dans cette société d'exclusion, cela signifiait être coupé du monde, être un légume, une tache immonde sur un beau tableau.

 

Elle essaya Fr3 : shampooing pêtrolhâne-jeune.  S'en était trop pour la Vieille.  Elle éteignit la télévision, un ancien modèle - comme elle.  Au milieu d'un film (en noir et blanc, comme ses pensées), on sonna à sa porte.  C'était le vieux facteur, une des seules personnes de Soissons avec lesquelles elle entretenait encore une certaine amitié.  C'était les «colis de Noël » pour les personnes âgées.

 

Elle soupira.  Elle savait ce qui l'attendait  Encore ces savons à la violette, ces boules de gommes dégoûtantes et ces bonbons au miel acides.  La Vieille détestait la violette, ne touchait jamais aux boules de gommes et n'aimait pas le miel.  Trop de sucre.  Trop de sucre pour tuer la Vieille, pour la supprimer de la société.

 

Elle ouvrit le paquet de carton.  Sur un tissu rouge, était posée une bouteille de verre remplie de gélules bleues. « Encore des bonbons... , se dit Ginette, ou leurs saloperies de lotions miracle pour la peau... ».

 

La Vieille déchiffra lentement le papier collé à la bouteille (de nos jours, on ne tenait pas compte des yeux des Vieux) « Gélules miracle Démécol.  Avaler avec un demi verre d'eau.  Ne prendre qu'une gélule maximum dans la même journée.  Démécol est un médicament.  Composition: extraits de fleur des îles 0,05 ppm, extrait de ginseng 0,5 ppm.  Complexe polyvitaminé.  Excipient QSP 97,78%. ne pas dépasser la dose prescrite. « Boaf, encore de l'eau colorée... » se dit Ginette.

 

Elle regarda sa vieille tête décrépite dans son vieux miroir (don de son fils, quand il venait encore la voir).  Une bouche en cul de poule qui ne souriait plus, des yeux enfoncés dans le crâne, et des rides, rien que des rides.  Elle se dit qu'elle ne risquerait rien à essayer.  Ce n'était que de l'eau durcie... Elle en avala trois d'un trait.

 

Ginette se replongea dans un vieux film de Fernandel, en noir et blanc.  Elle regardait encore la télé une heure après la fin du film  C'était Fa Si La Chanter, encore une bêtise qu'elle regardait parce qu'il n'y avait rien de plus intéressant sur les autres chaînes.

 

« Et maintenant, chère Astride (c'était une des participantes), qui habitez à Paris, rue de Saint-Georges, nous allons voir si vous allez reconnaître cette célèbre chanson. » La dénommée Astride était une vieille femme qui devait avoir déjà dépassé de loin les quatre-vingts balais (la Vieille se surprit à se moquer de la participante en la traitant de vieille peau, alors que Ginette avait au moins son âge).

 

Les paroles d'une chanson emplirent la salle.  La vieillarde de la télé, la face jaunie par les projecteurs, bredouilla.  Elle ne savait pas le nom de l’œuvre.

 

La Vieille dit: « C'est le tube des Spice Girls, Spice your life.

 

C'était la bonne réponse.  Mais la Vieille n'avait jamais entendu auparavant des « Spayce Gueurlz », ni de Spayce your layfe.  Bah, une intuition, se dit-elle

 

Bon sang, tu connais les Spice Girls depuis longtemps ! Comment peux-tu oublier Emma, Mel C, Mel B, et les autres ? lui dit une petite voix incisive dans sa tête.

 

... avant de se regarder dans le miroir.  Plus de masque de rides.  Juste le visage frais et rose de sa jeunesse.  Ginette se regarda une deuxième fois : c'était bien vrai, elle n'avait pas été victime d'une hallucination.  Elle était jeune.

 

La Vieille partit d'un rire long et sonore qui résonna dans la maison.  Depuis combien de temps n'avait-elle pas ri ? Tout en riant à gorge déployée, elle passa les vêtements de son ancienne aide-ménagère.  Elle ne ressentait maintenant ni rancœur ni haine pour elle.  Elle comprenait maintenant pourquoi elle était partie.  Elle avait été moche, vieille, et en plus elle ne parlait que d'elle-même.

 

Elle sortit dans la rue piétonne.  Elle bouscula une vieille femme (Ginette se souvint de l'avoir connue quand elle était une vieille mégère) qui dit: « Ah, ces jeunes, ils ne respectent plus rien maintenant... ».

 

Une affaire de famille.

 

John, Abraham, Theodore, Franklin, (sa mère avait le sens civique), ouvrait comme chaque matin sa blanchisserie teinturerie.

 

Depuis quarante ans ans, il effectuait les mêmes gestes, découvrant au dernier moment l’enseigne dont il était si fier. Encore plus fier ce matin, car celle-ci avait été fraîchement repeinte, ainsi que la façade. Sa femme et sa grand-mère l’aidaient à tenir l’entreprise la plus importante de Hope, Arkansas. Son fils avait réussi sa vie ailleurs mais et il regrettait tous les jours l’absence de « and son » : ce vide le désolait, tout en faisant ricaner quelques collègues envieux. Sa grand-mère était très fière de lui et elle se retenait de mettre le nez dans ses affaires : « Des fois, il ne fait pas tout à fait comme je voudrais. J’le pense, mais j’le dis pas. »

 

Il nettoyait tout : draps, linges de toilette des motels du Comté (un gros marché). Il s’était fait également une spécialité de nettoyage des vêtements coûteux, tailleurs féminins, smokings, tous de grandes marques. Il entretenait un contact quasi charnel avec les tissus ; capable d’identifier au toucher et même à l’odeur, le synthétique le plus commun comme la soie la plus rare. Chaque nouvelle marque de maquillage, chaque changement dans la composition d’un ketchup, lui lançait un nouveau défi.

 

Sa vie tenait tout entière dans le slogan répété partout dans son magasin et par pleines pages de publicité dans la presse locale : « Vos taches sont ma tâche ! » Slogan d’ailleurs inventé par son fils qui possédait un indéniable sens de la communication.

 

« Dommage que cet idiot préfère la politique ! » pensait-il chaque jour avec un mélange de fierté et d’amertume.

 

En effet, la réputation de sa boutique franchissait maintenant les frontières du Comté. Ses dons exceptionnels, la rapidité et la fiabilité d’identification des types de taches (aussi minimes fussent-elles), lui valaient souvent la visite du shérif, et, ces derniers temps de la police fédérale.

 

Sûr de son intuition, il avait cependant aménagé son arrière-boutique en petit laboratoire équipé des instruments d’analyse dernier cri. Sa dernière affaire lui avait donné du fil à retordre.

 

Quelques minuscules taches déjà anciennes sur un tailleur bleu. Qu’il ait fini par trouver tenait du miracle ! Cela s’était vite su et depuis la clientèle (qui ne regardait pas à la dépense), ne cessait d’affluer. Il envisageait d’ailleurs d’ouvrir des succursales sous la même enseigne que la sienne.

 

Son fils comprendrait, il avait le sens de l’humour. Il était moins sûr de la réaction de sa belle-fille.

 

« Bah, on verra, il ne fera quand même pas un procès à son père ! »

 

Il contempla encore une fois avec satisfaction les lettres qui se détachaient maintenant avec force sur la façade claire baignée de lumière : LA MAISON BLANCHE, vos taches sont notre tâche ! Les Clinton, de père en fils depuis 1959.»

 

« Oui, à la réflexion, je pense que Bill sera très content. »

 

MARIUS ET JEANNETTE

 

Marius dormait, la tête entre une bouteille de whisky et un verre sale. Les festivités imprévisibles de la veille l’avaient épuisé. Il supportait difficilement la fumée et le bruit ; et par-dessus tout, que l’on change ses habitudes. Il leva un œil aux veinules rougies par le tabac et les vapeurs d’alcool.

 

« Mon Dieu, ils ont oublié de fermer les rideaux ! »

 

Et il referma précipitamment la paupière.

 

Jeannette ne valait guère mieux. Allongée avec son élégance habituelle sur le canapé, elle souleva une paupière alanguie, en se demandant ce que devenait Marius, invisible dans le fouillis des bouteilles.

 

Elle n’arrivait pas à se rendormir car elle se préoccupait déjà de l’état de sa robe. A la recherche d’une meilleure position, elle éternua bruyamment. Son nez avait touché un cendrier oublié. Quand même, les invités exagéraient. Vider le bar, enfumer la maison, passe encore, mais laisser leurs marques de territoire sur son canapé préféré la révoltait.

 

Marius rectifia inconsciemment l’alignement de ses moustaches. D’une langue rêche, il vérifia ses soupçons. Elles étaient poisseuses : lui qui en prenait tant de soin ! Elles ajoutaient un peu de raffinement à ses manières canailles. Sa maîtresse en était folle.

 

« Mon vieux, secoue-toi, il est temps d’aller boire quelque chose de frais et de faire un brin de toilette. »

 

Il réussit à quitter le bar sans rien renverser. D’une voix enrouée, il interpella Jeannette : « Oh la là, ma tête, c’est comme si j’étais passé sous un camion ! Quand est-ce qu’on mange ? »

 

« Toujours aussi romantique, mais c’est comme çà que je t’aime. » répondit-elle, d’humeur câline malgré la nuit agitée. Tendres échanges de regards. Elle s’approcha furtivement de lui en le frôlant délicatement. Ils adoraient tous deux ce petit jeu amoureux du chat et de la souris. Ils se dirigèrent d’un commun accord vers la cuisine, où ils trouvèrent le frigo entrouvert et … vide.

 

Ils revinrent au salon, quasi désespérés. Jeannette passa sa colère sur un boîtier en caoutchouc noir. Ils sursautèrent simultanément. Marius fit un bond spectaculaire. La voix amplifiée du présentateur de Télé-achats emplissait l’espace. « Aujourd’hui, pour vos compagnons, la télé et le canapé, au prix exceptionnel de 1200 F ! Une promotion-canapé, en quelque sorte ! » Et il rit complaisamment de sa propre plaisanterie.

 

Une voix retentit dans l’escalier : « Chéri, je t’avais bien dit de faire sortir les chats hier soir ! »

 

 

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Contributions Eddie Saintot

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