TEXTE 1

 

Le petit prince, petit garçon venu de l’espace,  visite les planètes voisines de la sienne :

 

La planète suivante était habitée par un buveur. Cette visite fut très courte mais elle plongea le petit prince dans une grande mélancolie :

     — Que fais-tu là ? dit-il au buveur, qu’il trouva installé en silence devant une collection de bouteilles vides et une collection de bouteilles pleines.

     — Je bois, répondit le buveur, d’un air lugubre.

     — Pourquoi bois-tu ? lui demanda le petit prince.

     — Pour oublier, répondit le buveur.

     — Pour oublier quoi ? s’enquit le petit prince qui déjà le plaignait.

     — Pour oublier que j’ai honte, avoua le buveur en baissant la tête.

     — Honte de quoi ? s’informa le petit prince qui désirait le secourir.

     — Honte de boire ! acheva le buveur qui s’enferma définitivement dans le silence.

     Et le petit prince s’en fut, perplexe.

     « Les grandes personnes sont décidément très très bizarres », se disait-il en lui-même durant le voyage.

 

Antoine de Saint Exupéry (1900 – 1944), Le petit prince, 1943.

 

TEXTE 2

 

— (...) Tout le monde sera gentil avec toi. On n’aura plus d’embêtements On n’fera plus de mal à personne, on n’volera plus personne.

Lennie dit :

— J’croyais que t’étais fâché avec moi, George.

— Non, dit George. Non, Lennie. J’suis pas fâché. J’ai jamais été fâché, et je le suis pas maintenant. Ça, c’est une chose dont j’veux que tu sois bien sûr.

Les voix se rapprochaient. George leva le revolver et écouta les voix.

Lennie supplia :

— Faisons le tout de suite. Achetons la tout de suite, notre petite ferme.

— Mais oui, tout de suite. Je vais le faire. On va le faire tous les deux.

Et George leva le revolver, l’immobilisa et en approcha le canon tout contre la nuque de Lennie. Sa main tremblait violemment, mais, bientôt, son visage se figea et sa main se raffermit. Il pressa la gâchette. La détonation gravit les collines et en redescendit. Lennie eut un soubresaut, puis il s’affaissa doucement, la face dans le sable et il resta étendu sans le moindre frisson.

 

John Steinbeck (1902 – 1968), Des souris et des hommes, 1949.

 

 

TEXTE 3

 

Notre Grand-Mère est la mère de notre Mère. Avant de venir habiter chez elle, nous ne savions pas que notre Mère avait encore une mère.

     Nous l’appelons Grand-Mère.

     Les gens l’appellent la Sorcière.

     Elle nous appelle « fils de chienne ».

     Grand-Mère est petite et maigre. Elle a un fichu noir sur la tête. Ses habits sont gris foncé. Elle porte de vieux souliers militaires. Quand il fait beau, elle marche nu-pieds. Son visage est couvert de rides, de taches brunes et de verrues où poussent des poils. Elle n’a plus de dents, du moins plus de dents visibles.

     Grand-Mère ne se lave jamais. Elle s’essuie la bouche avec le coin de son fichu quand elle a mangé ou quand elle a bu.

     Grand-Mère ne se déshabille jamais. Nous avons regardé dans sa chambre le soir. Elle enlève une jupe, il y a une autre jupe dessous. Elle enlève son corsage, il y a un autre corsage dessous. Elle se couche comme ça. Elle n’enlève pas son fichu.

     Grand-Mère parle peu. Sauf le soir. Le soir, elle prend une bouteille sur une étagère, elle boit directement au goulot. Bientôt, elle se met à parler une langue que nous ne connaissons pas. Ce n’est pas la langue que parlent les militaires étrangers, c’est une langue tout à fait différente.

     Dans cette langue inconnue, Grand-Mère se pose des questions et elle y répond. Elle rit parfois, ou bien elle se fâche et elle crie. A la fin, presque toujours, elle se met à pleurer, elle va dans sa chambre en titubant, elle tombe sur son lit et nous l’entendons sangloter longuement dans la nuit.

 

Agota Kristof, Le grand cahier, 1988.

 

 

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