Toutes les portes lui étaient désormais fermées. Il avait brûlé sa vie par les deux bouts. Plus de travail, plus de logement, plus de famille ... Rien que le vide, le néant. Quand un passant le croisait, il sentait le poids de son infortune. Un regard peut peser très lourd. Une absence de regard encore plus. A dire vrai, il avait dû être ce passant, avant. Mais justement c'était avant, dans une vie dont il ne restait rien ou si peu. Quelques vagues souvenirs. Il avait bien tenté de revoir ses enfants. Prenant son courage à deux mains, il s'était rendu près de ce qui avait été son domicile conjugal. Puis avait fait demi tour. Un de plus, un de trop ...

Il fallait maintenant songer à trouver un abri pour la nuit. La soirée était fraîche et il lui semblait impossible de continuer à dormir à l'extérieur. Un compagnon de route lui avait donné l'adresse d'un centre d'accueil. Ramassant son baluchon, il se mit en route.

 

Suite proposée par Jérôme Champagne

 

Crépuscule : bus en lueurs traînant des gueules de vie. Boire les beaux yeux d'une ces femmes assises derrières les vitres. Il y penserait. Manger. Dormir...

L'homme ne montait plus dans les bus.

L'homme ne cherchait plus la plus jolie des femmes devant qui s'asseoir.

L'homme ne se donnait plus de seconde chance. Ni une, ni trois, ni rien que le geste du ventre, des cuisses.

Plus bas, la torsion douloureuses des chevilles.

Le pas. Passer. le pas : rien.

Crépitement des phares de bagnoles. Un reflet, rapide et c'était son baluchon allumé du poids des enseignes électriques.

Acheter. Il y penserait.

Plus loin...

Lui, juste un peu plus loin vers lui...

"Tu verras, y qu'à prendre un numéro et attendre qu'on t'appelle"

 

Suite proposée par  Janique Laudouar

 

Et puis non ; il ne se soumettrait pas. Il s'éloigna sans regarder en arrière. La liberté lui donnait une force étrange. Les nerfs plus aiguisés. L'œil et l'odorat a l'affût. Vint le soir. Les femmes renaissaient, tâches colorées et rapides dans la foule grise. Certaines croisaient ses yeux, leur regard filait avec elles, le temps d'une interrogation muette. Gare Saint-Lazare. L'heure des trains de banlieue, la journée finie, bientôt l'écran de télé et la viande décongelée. Ce n'était pas son genre de foule. Il migra un peu plus loin, avenue de l'Opéra, se souvint de la librairie américaine. Il avait été quelqu'un qui commandait des livres venus d'ailleurs. Cette manie d'être en avance. Aujourd'hui il flottait, sans heure, sans lieu, sans but. Rue de la Paix. Si par hasard une étrangère... Il avait été celui qui emmenait les femmes dans les bars des hôtels, place Vendôme et s'amusait parfois de leur dépaysement. Il marcha jusqu'à la colonne, la gorge serrée. Rien !

 

Rien que des japonaises enfantines, riant de tout, s'éparpillant devant les vitrines. Dans les kiosques à journaux, les effluves nauséabondes de la nouvelle économie, titres redondants, slogans triomphalistes, ne l'atteignaient pas. Il avait son opinion.

 

Il vit enfin une femme. Blonde en tailleur gris, belle et froide comme une héroïne d'Hitchcock. Elle se saisit d'un geste précis de trois ou quatre magazines qu'elle enfouit dans son grand sac de cuir. Puis elle sembla attendre. Un soleil de crépuscule californien donnait de l'éclat au jardin des Tuileries. Il n'avait rien à perdre. Le ciel était rose, l'air était doux. Il suffisait de se laisser aller. Il cacha derrière ses jambes le ridicule baluchon. Il ne sentait plus la fatigue. Il se planta, les bras croisés, avec ce fameux sourire. Il s'était redressé, comme quand il allait prendre la parole dans les meetings; il avait juré qu'il ne parlerait pas le premier. Elle avait failli sourire, mais elle garda un visage impassible en lui lançant :

- C'est la tenue grunge à la puissance dix, pas rasé, pas lavé, pantalon déchiré ; est-ce que les Japonaises ont aimé ?

- Et si c'était vrai ?

Elle fit une sorte de moue ironique.

- Place Vendôme ? Pas vraiment l'endroit pour la soupe populaire ;

- Je ne peux pas vous proposer un kir au champagne  ;

- Mais moi je le peux, peut-être, sous certaines conditions...

 

Suite proposée par Jérôme Champagne

 

Il pensa : "une femme... Conditions... Un homme..."

La femme lui sembla deviner ce qu'il désirait.

Il répéta son sourire, bras croisés.

Elle le dévisagea sous la couche de crasse.

Elle nota les rides d'expressions.

Elle n'oubliait jamais les mains (les poignets, l'amorce souple qui menait jusqu'au revers de la paume, tout indiquait que cet homme avait connu mieux, plus doux).

- Vous correspondez peut-être à ce que je cherche.

- Comment en être sûr...?

- Un test.

- Et si je gagne...

- Je vous offre un Kir...

- Où ? (il l'avait interrompue)

- Je crois que vous comprenez vite...

- Au café du Musée du Jeux de Paume.

Elle se leva.

Elle déplaçait le Temps comme un air de brume au creux d'une barque...

 

Suite proposée par Yves Doré

 

L'accueil Bonneau. Il devait y avoir une cinquantaine d'hommes qui attendaient dans le froid, tout comme lui. Il se rappela d'avoir souvent fait la blague "Ce doit être un bon restaurant, il y a un gros line-up". C'était dans son ancienne vie. Tout cela semblait si loin. Et maintenant, c'était lui qui était dans cette file. Et le pire, c'est qu'il commençait à penser que c'était peut-être normal d'être dans cette file.

Un piéton passa d'un air affairé. Ses yeux croisèrent ceux de l'homme. Et l'homme crut reconnaître les pensées qu'il avait autrefois, lorsqu'il passait devant ce lieu. Immédiatement, honteux, il baissa les yeux. Son regard s'attarda sur ses souliers élimés. Il resta un moment ainsi, prostré.

Puis, il pris une grande respiration et se redressa. Ses yeux errèrent sur l'horizon, sur le fleuve, par delà le Vieux-Port.

Une bise se leva et il sentit l'air du large envahir ses poumons. Cela le ragaillardi. Et sans vraiment savoir pourquoi, il pris une décision : le prochain piéton qui le fixerait, il soutiendrait le regard. Il n'avait pas mérité toutes les malchances qui l'avait amené dans cette file; il n'avait pas à avoir honte d'être là.

Justement, un nouveau badaud s'approcha. L'archétype de l'homme d'affaire : costard, cravate et mallette à la main. Mais la démarche était plus hésitante et le regard, furtif; comme s'il cherchait quelque chose... ou quelqu'un.

Les yeux du badaud se rivèrent dans ceux de l'homme. Même s'il se sentit dévisagé, l'homme soutint le regard, sourit même.

Le badaud s'approcha et demanda : " Voulez-vous faire une belle sortie ? "

 - "Quoi ?" répondit l'homme, en écarquillant les yeux.

 - " Je viens de Sainte-Marie de Beauce. Je tiens un kiosque dans un important salon d'affaires, avec un collègue. Mais nous n'avons pas toujours besoin d'être deux. Aussi j'avais acheté un bon billet pour un spectacle ce soir. Mais le frère de mon collège est mort et il a quitté. Impossible de le faire remplacer. Impossible d'abandonner le kiosque. Impossible de me faire rembourser ou de changer la date. Le salon recommence dans 15 minutes, le spectacle est dans une heure. Je vous donne le billet, vous pouvez aller voir le spectacle, vous pouvez essayer de revendre le billet. Cela vaut 75$; c'est à vous."

Devant l'air ahuri de l'homme, le badaud ajouta : "il n'y a pas de poigne !"

 

Suite proposée par Guillaume Brion

 

C'était une belle occasion de rompre avec la morosité des soirées de misère. l'homme conserva le billet et alla assister au spectacle. Il en aurait gardé un excellent souvenir si, à l'entracte et à la sortie, il n'avait été blessé par les regards pleins de morgue que d'aucuns portaient sur sa pauvreté. A deux ou trois reprises, il avait été bousculé sans qu'aucun de ces bons bourgeois si attachés habituellement aux règles de politesse n'aient daigné prononcer un mot d'excuse. On le regardait comme une chose dont la présence en un tel lieu était jugée incongrue. Le pauvre homme ne supportait plus de se voir ainsi dévisagé, méprisé parce qu'il était pauvre, parce qu'il était mal rasé, parce qu'il portait un jean déchiré, un vieux pull et un blouson. Comment ! La dignité d'un homme serait-elle sur l'épaisseur de son portefeuille et l'allure de ses vêtements ? Un homme ne vaudrait-il que pour ce qu'il a et non pour ce qu'il est ? Finalement, lui-même ne valait-il pas bien mieux que tous ces gens au maintien grave, à l'air important qui n'existent que par ce qu'ils ont et non par ce qu'ils sont.
Dans un sursaut d'orgueil, il décida que dorénavant il ne souffrirait plus de personne le moindre geste, le moindre regard désobligeant. Il se ferait respecter, coûte que coûte.
Il s'apprêtait à entrer dans une station de métro lorsqu'un homme jeune, très élégant, visiblement pressé, le bouscula sans ménagement, poursuivant sa route sans un regard. Le sang de l'homme ne fit qu'un tour. Il attrapa au vol l'énergumène, exigeant de lui des excuses. Le contraste entre les deux hommes était complet. L'élégant portait des habits de bonne coupe, cravate, veston, pantalon de flanelle gris, chaussures à boucles. Du haut de la supériorité qu'il s'accordait, le jeune insolent le toisa :
-Lâchez-moi, je vous prie, je suis pressé ! Lâchez-moi, sale loqueteux ! ordonna-t-il à l'homme à jaugeant d'un air dédaigneux son jean troué.
-Qu'est-ce qu'il y a ? Il ne te plaît pas mon futal ? Je le trouve pourtant plus sympa que ton falzar de gonzesse, rétorqua celui-ci piqué au vif.
-Mon falzar, comme vous dites, il est propre et il n'est pas déchiré, lui, répliqua l'autre de plus en plus désagréable.
La moutarde monta au nez de l'homme. " Tu me cherches, tu vas me trouver " songea-t-il. Et, avant que l'élégant ait eu le temps de réagir, il tira de sa poche un petit couteau et déchira son beau pantalon de flanelle, l'entaillant largement aux deux genoux.
-Tu vois, maintenant, on est tous les deux pareilles, toi aussi tu as un trou à ton futal. Alors, tu vas t'excuser, et vite, ou alors je m'occupe de ton joli veston !
Le jeune homme s'exécuta, tout penaud, avant de s'éloigner poursuivi par les rires des badauds.

 

Suite proposée par Radisch Keynes

 

Il riait aussi, d'un rire ample et plein d'une assurance passée, oubliée. D'un geste élégant, il essuya du pouce une larme déjà crasseuse. Gorgée de tout ce que pouvaient contenir les tranchées noires et grasses qui lui faisaient office de rides. Le bruissement des feuilles jonglées par le vent vint couvrir ses derniers gémissements de plaisir. Le regard perdu, il se laissa tomber sur les genoux, la peau mordu par le sol glacé.
Une fois de plus il était seul.
Cela faisait si longtemps qu'il n'avait conversé, ne serait-ce que de banalités, avec quelqu'un. Et, comme souvent depuis trois ans, il s'assit en tentant de se remémorer dans le moindre détail sa dernière "véritable" conversation. Un soupir s'échappa de ses poumons encombrés par l'excès de tabac qu'il récupérait sur les mégots froids foulés par les AUTRES. Une quinte de toux chargée suivit avec violence. Il cracha sans convictions un mucus gras, rond et rouge qui s'écrasa mollement sur son pied. Il contempla les reflets dorés de cette fraise immonde qui réveilla ses nausées.
Elle était si belle... Et c'était il y a si longtemps ! Plissant les yeux de toutes ses forces, il essaya de se remémorer son visage... Rien n'y faisait. Il n'entendait qu'un écho improbable en guise de voix, et ne voyait que ses vêtements, ses courbes... Ainsi donc, lui qui se vantait de l'aimer sincèrement, il en était réduit à ne se souvenir que d'un corps sans visage. Une succession de parties plus ou moins intimes. Sa mémoire logeait donc dans un slip sentant la merde, la pisse et ce qu'il lui restait de virilité ?
Il se refusait toujours à se lamenter et exécrait par dessus tout les "faibles" comme il les appelait. Mais quand il pensait à elle, ce n'était pas pareil. Non, vraiment. Elle... Elle ! Elle !! Elle !!!
"Elle m'a pris pour un con ! c'est aussi simple que ça !"

 

Suite proposée par Jean-Pierre Bolduc
 

Il se trouva un joli petit coin pour dormir.  Il ferma les yeux.  Il ne tarda pas à perdre conscience.  Il se mit à rêver.  Et dans son rêve, il était lavé, il portait des vêtements de bonne qualité et il mangeait dans un restaurant chic ce qu'il avait toujours désiré.  Il allait prendre sa dernière bouchée, lorsque vint le réveil.  Et ce réveil fut bien spécial, puisqu'il était maintenant une femme qui dormait dans un lit luxueux, dans une chambre luxueuse, sentant des parfums formidables qu'il n'avait jamais reniflé de sa vie.  On frappa à la porte.

-Oui ?

-C'est Balthazar, votre serviteur, Madame.

-Bien, entrez.

Le serviteur entra.  Il avait dans la cinquantaine, n'avait plus un cheveu sur la tête, semblait snob, mais sympathique.  Il esquissa un sourire qui suggérait l'ironie.

-Bonjour, Madame.
-Que fais-je ici ?

-Vous êtes la propriétaire de ce château, Madame.

-Je ne comprends pas.

-Il n'y a rien à comprendre, sauf que vous devriez peut-être arrêter de prendre à tout moment inopportun de la vodka et de la cocaïne. Quand on dirige un empire comme le vôtre, Madame, on devrait toujours garder la tête froide.

-Oh oui !  l'Empire !  Je l'avais oublié, celui-là.  Il va bien ?

-Vous maniez fort bien l'humour, Madame... Et je ne dis pas cela parce qu'en travaillant pour vous, je suis archi-millionaire !

-Merci Balthazar.  Oh !  Ce déjeuner semble fort bon !  Vous pouvez disposer.

-Bien, Madame.

 

 

 
Et maintenant ... à vous

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