Les titres et leurs surprises

 

Guillaume Apollinaire, Alcools

 

 

· Parcours 1 : Le titre du recueil et ses occurrences. Ce parcours s'intéresse à la polysémie du titre, aux jeux visuels et sonores qui lui sont associés. Cette première série d'observations permet de dépasser une simple lecture référentielle et de lire le titre du recueil comme une métaphore de la poésie.

 

· Parcours 2 : Les titres dans la table des matières. L'apparente discontinuité, l'impression d'hétérogénéité et le jeu poétique que révèle l'observation de la table des matières permettent d'appréhender la diversité de la poétique d'Apollinaire.

 

· Parcours 3 : Confrontations. En confrontant titres et contenu des poèmes, il s'agit de centrer la réflexion sur la recherche de l'effet et l'esthétique de la surprise. En effet, la plupart des titres désorientent la lecture et donnent sens à la formule d'Apollinaire : " J'émerveille ".

 

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Mise en oeuvre en classe de seconde : Elle s'articule autour de ces trois parcours. L'évaluation se présente sous la forme d'un commentaire composé.

(6 séances de 2 heures).

 

Édition utilisée : " Poésies " Gallimard (1996).

 

Première édition : Paris, Mercure de France, 1913.

 

Si Alcools figure au nombre des lectures conseillées par les Instructions officielles, il est, sans conteste, le texte scolairement le plus connu d'Apollinaire. Ce n'est donc pas faire oeuvre d'originalité que de le retenir, mais son intérêt demeure entier dans la mesure où il engage le lecteur dans une lecture problématique.

Au sortir du collège, les élèves sont familiers de la lecture d’œuvres romanesques et théâtrales dans lesquelles trame narrative et personnages peuvent guider et orienter leur lecture. Mais leur approche de la poésie se résume le plus souvent à l'étude de poèmes isolés, emblématiques d'une époque, d'un courant, ou d'un auteur. C'est la raison pour laquelle, en entrant au lycée, la lecture d'un recueil poétique ne peut que heurter leurs habitudes. Cela est d'autant Plus vrai pour Alcools que cette difficulté prend la forme d'une errance à laquelle il sera nécessaire de donner un sens.

 

Pour les élèves - Il peut être judicieux, afin d'appréhender l'étude de la poésie dans une perspective de lecture d’œuvre intégrale, dès la classe de Seconde, de faire précéder la lecture d'Alcools de l'étude d'un groupement de textes (qui pourra avoir lieu en début d'année) mis en place à partir des Fleurs du Mal de Baudelaire. Il aura permis, à partir du titre du recueil et de l'étude de quelques poèmes, de cerner ce qui peut faire l'unité d'un recueil poétique à travers la dualité de son titre (" Fleurs " / " Mal "), par exemple. On peut également proposer la lecture de textes de Verlaine et de Rimbaud pour aider les élèves, lors de l'étude d'Alcools, à resituer le recueil d'Apollinaire dans une double perspective de tradition et de rupture.

 

Pour le professeur : Lectures complémentaires possibles dans l’œuvre d'Apollinaire :

 

Vitam impendere Amori (1917) : s'y retrouvent les grands thèmes apollinariens, l'univers poétique du poète, qui s'affirment dans Alcools et Calligrammes (Coll. Poésie Gallimard).

 

Poèmes à Lou (extraits de la correspondance d'Apollinaire avec Louise de Coligny-Chatillon (octobre 1914-septembye 1915) à la tonalité lyrique (Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade).

 

Le Guetteur mélancolique (édité en 1952) : outre l'expression d'un lyrisme mélancolique, ce texte est intéressant dans la mesure où certains passages des poèmes seront réutilisés par Apollinaire dans Alcools. Ce recueil permet d'inscrire Alcools dans une perspective intratextuelle et d'analyser certains textes par le biais d'une écriture qui procède par juxtaposition, imbrication, collage (Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade).

 

Le Poète assassiné (1916) pour le mélange des tons (ibid.).

 

Méditations esthétiques et Les Peintres cubistes : réflexions sur l'art qui éclairent Alcools (ibid.).

 

Calligrammes : Collection Poésie Gallimard.

 

On se propose de partir de l'observation des titres (titre du recueil, titres des poèmes, absence des titres, remplacés par des incipit dans la table des matières) afin d'appréhender la composition d'Alcools dans la perspective de l'esthétique de la surprise. Celle-ci peut se définir par plusieurs traits : des images inédites et juxtaposées qui confrontent le lecteur à un univers inattendu, le recours à la polysémie, à l'analogie, au calembour, l'usage de différentes tonalités (ironie, humour, mélancolie), le renouvellement de l'alexandrin, le mélange des vers, l'absence de ponctuation, toutes ces caractéristiques contribuent à illustrer la richesse et la nouveauté d'Alcools.

 

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PARCOURS 1 : LE TITRE ET SES OCCURRENCES

  • 1. La fréquence des occurrences

  • Une première lecture du recueil permet deux constats : les occurrences des termes se référant à l'alcool se concentrent, principalement, dans les " Rhénanes " et " Vendémiaire ". Dans le premier cas, les allusions sont plutÔt de nature référentielle et sont associées à l'évocation du paysage et des saisons: " Le Rhin le Rhin est ivre où les vignes se mirent " (" Nuit rhénane "), " Le vent du Rhin secoue sur le bord les osiers / Et les roseaux jaseurs et les fleurs nues des vignes " (" Mai "). Dans "Vendémiaire", le vin participe d'une vision cosmique et quasi hallucinatoire : Paris devient une gigantesque vigne et le poème, un véritable hymne dionysiaque. Par ailleurs, dans le reste du recueil, les allusions à l'alcool sont relativement rares, mais on sait que dès 1910, Apollinaire projetait, sous le titre Eau de vie, un recueil qui par la suite deviendra Alcools. Cette première approche permet un début d'élucidation du titre : d'un point de vue thématique, l'alcool, c'est (surtout) le vin et l'ivresse, mais, d'un point de vue générique, c'est l'ivresse poétique et le jeu sur le langage, interprétation confirmée par le sous-titre "Poèmes ".

     

    Cependant, le titre reste encore très problématique. Tout d'abord, les références à l'alcool sont principalement des allusions au vin (sauf par exemple dans " Zone " : " Ta vie que tu bois comme une eau de vie ") et d'autre part, le titre ne semble pas renvoyer à la totalité du recueil. Or, son absence de déterminants et son pluriel ouvrent à une infinité de possibles.

  • 2. Le titre : jeux sonores et visuels

  • Il est possible de poursuivre l'élucidation du titre en le mettant en relation avec le nom de l'auteur : le A d'Alcools et le A d'Apollinaire, ainsi que la proximité entre les sonorités du nom commun et celles du début du nom du poète (alcools/ Apoll-), font du titre le lieu de l'expérience poétique et de l'expérience personnelle. Le poète, dont on connaît la verve facétieuse, a même pu rêver à quelque " Alcoolinaire " réécrivant son nom, comme à la " cétoine " de " Zone ", si proche de celui (Sidoine) de son homonyme latin. L'examen du titre du premier poème et de son incipit est intéressant à l'égard de ces à-peu-près et autres jeux littéraux qui parsèment le recueil. En effet, au A d'Alcools répond le Z de " Zone " et au Z de " Zone " répond l'incipit : " À la fin tu es las de ce monde ancien ". On y retrouve les mêmes jeux sonores et visuels associés non à un " je " mais à un " tu ", et ce brouillage énonciatif révèle l'expression d'un désordre intérieur, d'un " je " démantelé (par l'ivresse ?) qui retrouve son unité dans "Vendémiaire ", où justement l'alcool est très présent, ne serait-ce que dans le titre de la pièce, qui se réfère aux vendanges.

     

    Ainsi peut-on considérer que le titre du recueil prend des significations dépassant le simple thématisme, l'alcool pouvant être compris à la fois comme matériau poétique et distillation d'expériences personnelles et créatrices. Cette difficulté d'élucidation permet d'approcher l'esthétique de la surprise et de s'interroger sur l'effet produit dans l'écriture tant par la dimension métaphorique que par le jeu des associations sonores et visuelles que cette première observation a permis de repérer.

  • 3. Le titre et les motifs qui lui sont associés

  • On peut alors élargir le point de vue et mettre à jour les motifs auxquels est associé celui de l’alcool pour s interroger sur la relation qu'entretient le titre avec l'ensemble du recueil et tenter de comprendre son pluriel. Les résonances négatives de l'alcool peuvent être liées à la douleur et à la mort : " La nuit tombait / Les vignobles aux ceps tordus / Devenaient dans l'obscurité des ossuaires" (" Les Femmes ") ; à la fausseté de l'amour : " Une femme Sortit saoule d'une taverne / Au moment où je reconnus / La fausseté de l'amour même " (" La Chanson du Mal-Aimé "), et à la misère de la prostitution : " Elle allait et venait le soir / ( ... ) Puis buvait lasse des trottoirs / Très tard dans les brasseries borgnes " ("Marizibill ") ; à la détresse de l'errance : " Cavalerie des ponts nuits livides de l'alcool " (" Le Voyageur "). Mais, positivement, dans " Vendémiaire ", par exemple, l'alcool peut aussi symboliser la force créatrice (et révolutionnaire, par l'intermédiaire du nom du mois, emprunté au calendrier républicain) qui permet de dépasser la douleur par l'expérience poétique en une alchimie réalisant l'alliance d'expériences contradictoires.

     

    Ces tonalités opposées sont souvent associées à d'autres motifs, également contradictoires et qui, eux, parcourent l'ensemble du recueil. Il s'agit, d'une part, du motif de l'eau, lui-même lié à la mort ou à un univers légendaire (" La Chanson du MalAimé ", " Nuit rhénane "), à l'ombre de la nuit ou à celle du corps (" Les Femmes ", " Les Fiançailles "), et, d'autre part, du motif du feu, dédoublé en thème de la lumière : un vers comme " Mon verre est plein d'un vin trembleur flamme " (" Nuit rhénane ") réunit exemplairement alcool et feu, liquidité et lumière. On pressent, ainsi, que l'alcool est associé de manière ambiguë à des motifs opposés, qui parcourent l'ensemble du recueil, et au mythe du Phénix, évoqué dans la dédicace de " La Chanson du Mal-Aimé ". Le titre du recueil renvoie à une alliance paradoxale des contraires et propose un adynaton, celui de l'" eau de feu ", dite aussi " eau de vie " (titre initialement prévu). Métaphore de la poésie, il favorise par son alchimie une sorte de conjonction et de dépassement, ou, mieux, de sublimation du présent, du passé et du futur, des expériences heureuses et douloureuses, condense les lieux proches et lointains et conjoint la subjectivité du poète à l'humanité, voire à l'univers entier, ce que donne à lire " Vendémiaire ", chant bachique célébrant une ingestion poétiquement surhumaine. Il est alors possible de mieux comprendre le pluriel du titre et de voir, qu'en fait, il renvoie bien à la totalité du recueil à condition de s'éloigner de son sens référentiel et d'exploiter toutes les ressources de la polysémie, ce qui permet de recentrer la réflexion autour de l'esthétique de la surprise.

     

    PARCOURS 2 : LES TITRES DANS LA TABLE DES MATIÈRES

     

    Le titre, Alcools, rend compte de l'unité du recueil, mais l'observation des titres de chaque poème dans la table des matières permet de mieux saisir, à un autre niveau, la diversité qui le compose.

  • 1. La confirmation du premier parcours

  • Le thème de l'alcool est peu présent dans la table des matières. Il apparaît uniquement de manière implicite dans " Vendémiaire " et éventuellement, sous la forme d'un calembour, dans le titre collectif " À la Santé " ; mais l'examen des incipit des poèmes qui composent cet ensemble montre immédiatement que ce n'est pas l'alcool qui est ici évoqué. Le titre, Alcools, mis en relation avec les titres des poèmes, participe donc déjà de l'esthétique de la surprise : ceux-ci n'ont en effet pour la plupart rien d'immédiatement commun avec le titre du recueil. La fonction du titre comme programme de lecture est donc ici à première vue détournée.

  • 2. Une lecture linéaire de la table des matières

  • La lecture de la table des matières met en évidence une apparente discontinuité, une hétérogénéité des titres, même si le lecteur dégage certains ensembles remarquables par leur longueur et les groupements (de strophes ou de poèmes) qu'ils désignent : C'est le cas pour " La Chanson du Mal Aimé ", " Le Brasier ", " Rhénanes ", " Les Fiançailles " et enfin " À la Santé ". Si l'on aborde cette table des matières d'un Point de vue thématique, on peut identifier certains thèmes récurrents : les femmes (" Annie ", " Clotilde ", " Marizibill ", " Marie ", " Rosemonde "), dont la désignation par le prénom témoigne d'une intimité et de l'importance - conforme à la tradition lyrique - accordée à l'amour dans l'expérience poétique ; le thème du voyage (" Le Voyageur ", " Saltimbanques ", " La Tzigane ", "L'Émigrant du Landor Road ", " Rhénanes ") ; les légendes et les mythes (" Salomé ", " Merlin et la vieille femme ", " L'Ermite ", " La Loreley "), le temps et les saisons (en particulier tous les poèmes qui évoquent l'automne) on pourrait enfin relever tout ce qui peut renvoyer à une veine autobiographique " La Chanson du Mal-Aimé ", " Poème lu au mariage d'André Salmon ", " 1909 ", "À la Santé ". Malgré la mise en évidence de certains thèmes, cette approche ne suffit pas à rendre complètement compte de l'unité du recueil : certains titres des poèmes semblent en effet difficiles à classer (" Chantre ", " La porte ", pour ne citer que deux exemples).

  • 3. Une autre lecture de la table des matières, le jeu poétique

  • Certains effets de la composition de la table des matières appartiennent aux caractéristiques de l'écriture poétique. Des effets sonores d'assonances ou d'allitérations sont lisibles entre certains titres de poèmes : les " i " d'" Annie ", " Marie ", " Marizibill " se font écho ; des jeux anagrammatiques sont identifiables, par exemple entre " Rhénanes " et " Schinderhannes " ; apparaissent aussi comparaisons ou métaphores : " Automne malade ", " Dans une fosse comme un ours ".

     

    Hormis le cas des incipit, les titres comportent peu d'adjectifs et pratiquement aucun verbe, et près de la moitié (21) se présentent sans déterminants (comme le titre du recueil) ; de plus, beaucoup comportent des noms propres (6 ne sont constitués que par un nom propre). Enfin, certains poèmes renvoient à des genres particuliers : " La Chanson du Mal-Aimé ", " Aubade chantée à Laetare un an passé ", " Poème lu au mariage d'André Salmon " évoquent une multiplicité des formes et un dialogue avec la tradition.

     

    Par certains aspects donc, les titres de la table des matières constituent déjà, en tant que tels, un travail poétique sur la langue.

  • 4. Un titre particulier, l'incipit

  • L'incipit n'est pas à proprement parler un titre ; il n'acquiert ce statut que parce qu'il apparaît dans la table des matières. Certains incipit d'Alcools renvoient directement aux titres des ensembles auxquels ils appartiennent et éclairent même leur sens, c'est ce qui se passe pour " Le Brasier " et " À la Santé "; mais les scansions - titres et incipit - de " La Chanson du Mal-Aimé " (" Aubade chantée à Laetare un an passé ", " Beaucoup de ces dieux ", " Réponse des cosaques Zaporogues ", " Voie lactée ", " Les Sept Épées "), ou les huit incipit stricto sensu des textes composant " Les Fiançailles " obscurcissent plutôt ces cycles et les rendent énigmatiques : des formules comme " Mes amis m'ont enfin avoué leur mépris " ou " Templiers flamboyants " n'ont à première vue pas de rapport avec le titre d'ensemble.

     

    Mais si les incipit se distinguent des titres, ce n'est pas uniquement par leur composition en italiques, c'est surtout parce qu'ils sont le lieu d'apparition des marques énonciatives. Ils portent d'une certaine manière l'empreinte du " Je " lyrique dans cette table des matières.

     

    Cette première approche met en évidence l'extrême diversité de la poétique d'Apollinaire, pour autant que celle-ci puisse se saisir dès les titres et la composition du recueil. D'autres éléments de la table des matières viennent renforcer cette idée de discontinuité : l'utilisation de différents caractères (romain et italique), la présence d'alinéas, l'absence de ponctuation (hormis les deux points qui suivent " Rhénanes ", seules marques de ponctuation dans la table). Cette absence de structure apparente témoigne elle aussi, au même titre que d'autres éléments du recueil, de l'esthétique de la surprise voulue par Apollinaire. Elle apparaît foisonnante d'images et de signifiants qui peuvent être à la fois référentiels et énigmatiques. Une lecture linéaire du recueil n'élucidera d'ailleurs pas cette absence apparente de composition.

     

    PARCOURS 3 : CONFRONTATIONS

     

    Il s'agit, dans ce troisième parcours, de confronter les titres des poèmes et leur contenu, pour comprendre de quelle façon les titres prennent sens dans les poèmes.

  • 1. Les titres repris anaphoriquement

  • Certains titres sont repris de manière anaphorique et répétés, soit au début, soit dans le corps du poème. Ils permettent ainsi la mise en place d'un écho, d'un paysage sonore. C'est le cas par exemple de " Mai " : " Le mai le joli mai en barque sur le Rhin "(vers 1) ou dans " Automne malade " : "Automne malade et adoré " (vers 1). Pour " Mai ", on peut constater que le titre repris dès le premier vers est associé au Rhin et renvoie ainsi au poème précédent " Nuit Rhénane " et au titre que constitue l'ensemble des " Rhénanes ", qui se lie étroitement au thème de l'automne, dès un titre comme "Rhénane d'automne ".

     

    Lus dans cette perspective, les poèmes des " Rhénanes " semblent suivre le cours des saisons, du printemps évoquant le souvenir douloureux, jusqu'à l'automne, saison de la mort : " Les enfants des morts vont jouer / Dans le cimetière " (" Rhénane d'automne "). Ce parcours des " Rhénanes " par les titres dans une perspective anaphorique permet de terminer sur " Signe " et de comprendre le titre à partir de la confrontation de deux vers : " Je suis soumis au Chef du Signe de l'Automne " (vers 1), "Mon automne éternelle ô ma saison mentale " (vers 5). L'automne (saison) devient signe (" saison mentale ") de la nature profonde du poète en proie à la souffrance et à la mélancolie, sensible aux menaces de la mort.

     

    On peut poursuivre cette analyse du thème de l'automne en se référant aux titres des autres poèmes qui l'évoquent de façon évidente : " Automne ", " Automne malade " ou de façon plus détournée : " Les Colchiques ", " Cor de chasse " et " Vendémiaire ". Associé tantôt à la mort, tantôt à la vie, l'automne symbolise la quête poétique et le dépassement de la douleur par la création.

  • 2. Les titres repris métaphoriquement

  • Un poème comme " La Maison des morts " (titre repris au vers 2) se présente comme un récit, ce qui est le cas dans un certain nombre de textes d'Alcools (" Merlin et la vieille femme ", par exemple), récit qui permet un glissement allégorique. Le cadre, les personnages évoqués dès le titre et repris dans le texte retardent l'apparition du " Je " lyrique dans sa dimension douloureuse (voir " Le Pont Mirabeau") ou brouillent l'image qui pourrait constituer le " Je ". En effet, qui est Je dans " L'Ermite ", par exemple, ou dans " La Chanson du Mal-Aimé " qui multiplie les postures énonciatives ? Ces titres suggèrent un décor, une anecdote destinés à mettre en scène moins une représentation du monde dans sa réalité qu'un lieu où se noue et se dénoue une crise personnelle. On verra le même processus à l’œuvre dans " La Porte ", où dès le premier vers (" La porte de l'hôtel sourit terriblement "), l'objet ne vaut que pour la possible expression d'un malaise. La reprise métaphorique propose d'une part une dimension polysémique du titre, et impose d'autre part au lecteur un micro-univers (celui du poème) énigmatique, que la lecture n'élucide pas toujours complètement.

  • 3. Les titres détournés

  • Les titres permettent également à Apollinaire d'exploiter toutes les possibilités de jeu sur le langage. Le sens usuel des mots est détourné ; on peut prendre comme exemple emblématique de telles pratiques le titre de " Palais ", dans l'incipit duquel (" Vers le palais de Rosemonde au fond du Rêve ") le mot "Rêve " (mis en valeur par la majuscule) autorise en quelque sorte la polysémie dans le titre et favorise dans la seconde partie du poème le glissement de l'idée de somptueuse demeure à celle de gigantesque festin, le " palais " désignant aussi la paroi supérieure de la bouche. D'autres titres, tels " Cortège " ou " Rosemonde " prennent sens par le biais du jeu de mots : " Le cortège passait et j'y cherchais mon corps ". L'utilisation des virtualités dans les significations, les jeux de mots, les calembours inscrivent les poèmes dans une esthétique de la surprise.

  • 4. Les titres anticipés

  • De ce point de vue, l'exemple de " La Chanson du Mal-Aimé " est parlant; en effet, le titre prend progressivement sens tout au long du poème dans les parties composées en italiques : dans l'épigraphe tout d'abord figure le mot " romance ", à la fois rappel et annonce, dont le contenu est précisé (" [... ] mon amour à la semblance / Du beau Phénix s'il meurt un soir / Le matin voit sa renaissance "), puis développé en réseaux lexicaux du malheur et de la douleur exprimant la fausseté de l'amour dans le corps du poème, et enfin la même strophe répétée (" Moi qui sais des lais pour les reines [ ... ] ") vient, comme un refrain de chanson justement, décliner dans l'allusion à des formes variées (" lais ", "complainte "," hymnes ", " romance ", " chansons ") toute la virtuosité du poète. Mais parallèlement à ces variations autour du titre global s'opère tout un jeu d'anticipation à propos des sous-titres. Ainsi, "Aubade chantée à Laetere l'an passé " (composé en romain) est-il annoncé en italiques : " C’était l'aube d'un jour d'avril / j'ai chanté ma joie bien-aimée ". Même procédé pour la " Réponse des Cosaques Zaporogues " et pour " Les Sept Épées ", ces poèmes constituant de véritables poèmes dans le poème. Ainsi le jeu sur le titre permet-il de donner une unité à un ensemble qui apparaît à première lecture comme hétérogène : graphies différentes, variété strophique, variation rapide de tonalités habituellement regardées comme incompatibles, et finalement mise en cause de l'unité prônée à tous ces niveaux par une poétique et une esthétique traditionnelles. La confrontation des titres des poèmes avec le contenu de ceux-ci permet d'aborder la réflexion sur la recherche de l'effet dans l'écriture par le détournement des symboles et des significations traditionnels, et de donner sens à la devise que s'était choisie Apollinaire (" J'émerveille "), puisque les titres déroutent la lecture et l'orientent vers ce qu'un "pacte " suscité par l'abord conformiste d'un recueil de " poésie " ne lui permettait pas d'attendre.

     

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    L'objectif est de cerner ce qui peut faire l'unité du recueil et de s'interroger sur l'esthétique d'Apollinaire à partir de l'étude des titres d'Alcools. Elle suppose une lecture intégrale du recueil avant l'étude, puisque les difficultés de lecture rencontrées par les élèves peuvent servir de points d'appui au lancement de la séquence.

     

    Pour préparer l'étude du recueil on peut proposer deux groupements de textes

    Ce premier groupement de textes peut aider les élèves à construire la notion de symbolisme pour comprendre la tradition à laquelle se confronte Apollinaire, et le dialogue noué avec celle-ci par le poète, soit qu'il la prolonge de façon virtuose, soit qu'il cherche à la mettre à distance (notamment par le biais de la parodie).

  • 2- La ville : poétique d'une mythologie moderne. - Rimbaud, " Ville ", Illuminations - Carco, "Ville ", " Instincts ", Poèmes en prose - Verhaeren, " Les Usines ", Les Villes tentaculaires - Cendrars, " Pâques à New York ", Du monde entier

     

  • Ce second groupement de textes est à étudier et à confronter avec " Zone " ; il permet aux élèves de voir comment la ville, le quotidien (" lieu trivial ", opposé à la Nature), s'érigent au rang du poétique et deviennent un des signes de la mythologie moderne.

     

    Pour accompagner la découverte d'Alcools, on proposera un guide de lecture demandant aux élèves:

     

    · Séance 1 (2 heures)

     

    Cette première séance s'appuie sur l'exploitation d'une partie du questionnaire (repérage des occurrences d'" alcool ", de ses synonymes, et des motifs qui leur sont associés). La mise en commun des observations oriente cette séance dans trois directions :

     

    - dans un premier temps, le repérage des occurrences permet de s'interroger sur les fonctions du titre, aide à mettre en relation certains textes (" Zone ", " La Chanson du Mal-Aimé ", " La Maison des morts ", " Cortège ", " Poème lu au mariage d'André Salmon ", " Rhénanes ", " Vendémiaire ") et à réfléchir sur ce qui peut constituer l'unité du recueil.

     

    - dans un second temps, le travail sur le titre se poursuit en réfléchissant sur les jeux sonores et visuels que le titre occasionne (titre et nom de l'auteur, titre et incipit de " Zone " ... ). Ces premières remarques permettent de réfléchir sur l'esthétique de la surprise et d'appréhender l'image apollinarienne en étudiant quelques vers extraits de poèmes dans lesquels l'alcool est évoqué : " Ta vie que tu bois comme une eau de vie " (" Zone "), " Soirs de Paris ivres du gin / Flambant de l'électricité " (" La Chanson du Mal-Aimé "), " Cavalerie des ponts nuits livides de l'alcool " (" Le voyageur "), " La table et les deux verres devinrent un mourant qui nous jeta le dernier regard d'Orphée " (" Poème lu au mariage d'André Salmon "), " Mon verre est plein d'un vin trembleur comme une flamme " (" Nuit Rhénane "), " Je vis alors que déjà ivre dans la vigne Paris / Vendangeait le raisin le plus doux de la terre / Ces grains miraculeux qui aux treilles chantèrent " (" Vendémiaire "). Cette seconde partie de la séance conduit à poursuivre la réflexion sur l'unité du recueil, non plus d'un point de vue thématique mais d'un point de vue formel, et à poser l'hypothèse d'une unité reposant sur l'hétérogénéité et la surprise ;

     

    - dans un troisième temps, on peut proposer aux élèves la lecture de poèmes dans lesquels se retrouvent le motif de l'eau associé à l'ombre et le motif du feu associé à la lumière, afin de revenir sur la polysémie du titre et de conclure cette première séance par une réflexion sur l'écriture, dans la perspective de la surprise, et par une interrogation sur la nature du sujet lyrique.

    La table des matières éclaire-t-elle davantage et permet-elle de mieux comprendre ce titre, Alcools (cette problématique rejoint le Parcours 2) ?

     

    À travers la correction de la question 2 du guide de lecture, on analysera la table des matières avec trois objectifs : identifier la composition du recueil (présence de thèmes, mais surtout mise en évidence de l'hétérogénéité des titres des poèmes), montrer l'inscription d'une énonciation dans les incipit (à travers cette énonciation, on peut ébaucher une première image du sujet lyrique), et mettre en évidence la dimension proprement poétique de la table des matières (jeux phoniques, images polysémiques, syntaxe des titres).

     

    Sans entreprendre une étude de la genèse du recueil, on pourra également montrer aux élèves qu'il n'est pas non plus construit dans un ordre chronologique ; différentes époques de l'écriture apollinarienne cohabitent : " Marizibill ", " Le voyageur ", " Marie ", se succèdent et ont tous trois été écrits durant la période 19111912 ; les " Rhénanes ", écrites en 1901-1902), sont regroupées ; " Le Voyageur "(1911-1912) et " L'Émigrant de Landor Road " (1903-1905) se répondent, et "Zone" (1912), poème de la mélancolie, ouvre le recueil et s'oppose à " Vendémiaire " (1909) poème de l'ivresse euphorique, qui le clôt.

     

    Cette observation attentive de la table des matières permet de mettre en évidence la présence de l'esthétique de la surprise dans la composition même du recueil : par l'absence de lien entre le titre des poèmes et le titre du recueil, par l'absence d'une composition thématique réelle.

  • Séance 3 (2 heures)

  • L'analyse comparée de " Zone " et de " Vendémiaire " permet de mettre en évidence la structure circulaire et en écho du recueil. On étudiera le premier et le dernier poème d'Alcools à partir de la confrontation de deux moments forts : " À la fin tu es las de ce monde ancien " (premier vers de " Zone ") qui exprime le rejet du passé, et : " Le jour naissait à peine ", ultime vers de " Vendémiaire " qui lui répond et s’ouvre sur un futur enthousiasmant.

     

    Dans " Zone ", à la fois lieu urbain et métaphore de l'espace Poétique, s'exprime un pessimisme lié à des expériences individuelles déstructurantes (dont témoigne le dernier vers). On pourra s'interroger sur le sens du mot " Zone " (du grec zonè, " ceinture "), sur le brouillage énonciatif (" Je " et " Tu " désignant tour à tour, sans qu'on puisse toujours les identifier avec exactitude, le poète et le poète enfant), sur les thèmes qui annoncent déjà tout le recueil (les souvenirs d'enfance, l'exaltation religieuse, la description de la ville ... ), sur les différents tons du poème (descriptif, comique, lyrique...), et enfin sur l'utilisation du vers libre.

     

    Au contraire, dans " Vendémiaire ", l'enthousiasme du " Je " provient d'une unité retrouvée par le biais de l'expérience poétique. Le vers libre de " Zone " est délaissé au profit de l'alexandrin et de la rime. Sur le plan thématique, " Vendémiaire " est un chant à la gloire de la création poétique ; le monde devient le lieu d'une universelle vendange à laquelle le poète s'abreuve et à laquelle est convié le lecteur. En effet, un des derniers vers de " Vendémiaire " peut être interprété comme une invitation du poète qui convie le lecteur à la modernité poétique : " Écoutez mes, chants d'universelle ivrognerie ". Le fait d'avoir placé " Zone " en position d'ouverture, alors que chronologiquement sa composition le situe au plus près de la date de publication du recueil, montre bien qu'il s'agit pour Apollinaire de reconstruire le biographique dans l'expérience même de l'écriture (absence de ponctuation, vers libres...). De plus, la situation privilégiée de " Zone " en fait un manifeste poétique pour le recueil tout entier ; " Zone " est donc un poème programmatique qui problématise l'expérience personnelle et poétique, ainsi que l'esthétique d'Apollinaire.

  • Séance 4 (2 heures)

  • Lors de cette séance, les élèves, répartis par groupes, étudient cinq textes (les quatorze premières strophes de " La Chanson du Mal-Aimé " suivies de " Aubade chantée à Laetare un an passé ", " La Maison des Morts ", " Mai ", " Les Cloches ") et analysent la façon dont les titres prennent sens dans les poèmes en dégageant, auparavant, les procédés de reprise anaphorique, de reprise métaphorique, de détournement, d'anticipation. Il est alors possible de compléter ce qui avait été déjà été abordé, lors de la première séance, concernant les fonctions du titre, et de constater que, quel que soit le procédé de reprise, il permet de s'interroger sur la présence effacée, retardée ou affirmée du " je ", sur les effets de surprise que provoque le renouvellement de l'image jouant sur la polysémie, sur l'intrusion inattendue d'éléments hétéroclites (dans " La Maison des morts ", le paysage macabre est comparé à " des boutiques de modes " dans lesquelles " les mannequins grimaçaient pour l'éternité "), sur les procédés d'association, sur l'utilisation du calembour comme procédé poétique, et enfin sur la transfiguration du quotidien en relation avec les sentiments du sujet lyrique : " La porte de l'hôtel sourit terriblement " ("La Porte ") ; " Je flambe dans le brasier à l'ardeur adorable " (" Le Brasier ").

     

    La façon dont le titre prend sens dans le corps des textes conduit à approfondir les conclusions des séances précédentes sur la construction du " je " poétique par le dépassement de la douleur et amènent à l'élucidation de la devise d'Apollinaire : " J'émerveille ".

    Les séances précédentes ont permis d'aborder l'esthétique de la surprise et de définir la notion de modernité à travers certains thèmes (la ville, la vie moderne ... ) et par le biais de l'écriture (le vers libre, l'absence de ponctuation, l'utilisation du lexique et de l'image ... ). Or, à ce moment de la séquence, il est important d'amener les élèves à comprendre que la recherche de l'effet par l'écriture ne signifie pas forcément rupture avec ce qui a précédé, et que la modernité prend aussi sens dans le dialogue entretenu avec la tradition. On propose aux élèves l'étude de deux poèmes: " Automne malade" (1902) et " Les Femmes " (1901), en repartant de l'analyse grammaticale et stylistique des titres (personnification, présence ou absence de déterminants, titre référentiel ou non ... ). On poursuit l'étude du texte en analysant :

     

    - dans " Automne malade ", la disposition typographique (qui le rapproche du calligramme), le ton, le lexique, l'énonciation (apostrophe à l'automne). L'analyse de ces éléments doit montrer le traitement original produit par Apollinaire, à partir d'un topos traditionnel de la poésie ;

     

    - dans " Les Femmes ", les contrastes typographiques et la répartition de la parole, les champs lexicaux de l'intériorité et de l'extériorité, ainsi que leur progression au fil du texte. L'analyse de ce poème permet d'aborder le genre du poème-conversation (notablement illustré par la suite dans Calligrammes avec " Lundi rue Christine "), de montrer que le mélange du trivial et du poétique élève le quotidien au rang de l’œuvre d'art.

     

    Par l'étude de ces deux textes, on complète l'analyse de la modernité apollinarienne, en observant qu'elle ne consiste pas uniquement dans le traitement de thèmes modernes (comme dans " Zone " par exemple). La modernité apparaît également comme le traitement particulier de certains thèmes symbolistes (la Nature, le Temps ... ), un mélange des tons et une esthétique de la surprise.

     

    Ainsi, la notion même de modernité s'étoffe : elle n'est pas seulement renouvellement des thèmes et libération du vers, mais dialogue avec la tradition. 

  • Séance 6 (2 heures)

  • On fera le bilan des axes de lecture mis en oeuvre en proposant une synthèse qui inscrit ce recueil comme acte de naissance de la poésie moderne. On pourra orienter cette séance vers une approche de l'esthétique de la réception, et montrer comment Alcools a été reçu (du " magasin de brocante " de Duhamel aux réflexions de

     

    Léautaud : ces textes critiques sont cités dans le livre de M. Décaudin, Alcools, coll. Foliothèque, Gallimard) tout en observant comment le recueil devient, à son tour, l'objet d'un dialogue, et se trouve situé, par certains poètes qui se situent dans la descendance d’Apollinaire, du côté de la tradition (lectures de textes d'Aragon, Breton, Reverdy, Char).

     

    L'étude d'Alcools doit faire apparaître l'image d'un lecteur actif, créateur de sens, mesurant les écarts esthétiques et curieux de résoudre les énigmes que le poète lui propose.

  • Évaluation

  • On proposera le commentaire composé de " Nuit rhénane ", en guidant les élèves vers l'observation du jeu poétique et formel (sur la composition en strophes suivies d'un monostiche final), et de l'évocation d'un univers complexe qui participe à la fois des légendes du Rhin et d'une vision originale des paysages rhénans ; l'analyse de l'énonciation permet de découvrir une voix où se déclarent l'ivresse et la magie de la création poétique.

     

    E. Hoppenot, M. Lopez, " Les titres et leurs surprises, Guillaume Apollinaire, Alcools "

    Article paru dans Œuvres intégrales et projet de lecture, coordination Bernard Veck,

    éd. Bertrand-Lacoste INRP, 1998

     

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