LE MIMOSA 

 

Le génie et la gaieté produisent assez souvent

ces petits enthousiasmes soudains.

Fontenelle

 

 

Sur fond d'azur le voici, comme un personnage de la comédie italienne, avec un rien d'histrionisme saugrenu, poudré comme Pierrot, dans son costume à pois jaunes, le mimosa.

Mais ce n'est pas un arbuste lunaire : plutôt solaire, multisolaire...

  • Un caractère d'une naïve gloriole, vite découragé.
  • Chaque grain n'est aucunement lisse, mais, formé de poils soyeux, un astre si l'on veut, étoilé au maximum.

    Les feuilles ont l'air de grandes plumes, très légères et cependant très accablées d'elles-mêmes; plus attendrissantes dès lors que d'autres palmes, par là aussi très distinguées. Et pourtant, il y a quelque chose actuellement de vulgaire dans l'idée du mimosa; c'est une fleur qui vient d'être vulgarisée.

    ... Comme dans tamaris il y a tamis, dans mimosa il y a mima.

     

    *

     

    Je ne choisis pas les sujets les plus faciles - voilà pourquoi je choisis le mimosa. Comme c'est un sujet très difficile il faut donc que j'ouvre un cahier.

    Tout d'abord, il faut noter que le mimosa ne m'inspire pas du tout. Seulement, j'ai une idée de lui au fond de moi qu'il faut que j'en sorte parce que je veux en tirer profit. Comment se fait-il que le mimosa ne m'inspire pas du tout - alors qu'il a été l'une de mes adorations, de mes prédilections enfantines ? Beaucoup plus que n'importe quelle autre fleur, il me donnait de l'émotion. Seul de toutes il me passionnait. Je doute si ce ne serait pas par le mimosa qu'a été éveillée ma sensualité, si elle ne s'est pas éveillée aux soleils du mimosa. Sur les ondes puissantes de son parfum je flottais, extasié. Si bien qu'à présent le mimosa, chaque fois qu'il apparaît dans mon intérieur, à mon entour, me rappelle tout cela et fane aussitôt.

    Il faut donc que je remercie le mimosa. Et puisque j'écris, il serait inadmissible qu'il n'y ait pas de moi un écrit sur le mimosa.

    Mais vraiment, plus je tourne autour de cet arbuste, plus il me paraît que j'ai choisi un sujet difficile. C'est que j'ai un très grand respect pour lui, que je ne voudrais pas le traiter à la légère (étant donné surtout son extrême sensibilité). Je ne veux l'approcher qu'avec délicatesse...

    ... Tout ce préambule, qui pourrait être encore longuement poursuivi, devrait être intitulé : " Le mimosa et moi. " Mais c'est au mimosa lui-même - douce illusion ! - qu'il faut maintenant en venir; si l'on veut, au mimosa sans moi...

     

    *

     

    Nous dirons plutôt qu'une fleur, une branche, un rameau, peut-être même une plume de mimosa.

    Aucune palme ne ressemble plus à une plume, à de la plume jeune, à ce qui est entre le duvet et la plume.

    Sessiles à ces branches, de nombreuses petites boules, pompons d'or, houppettes de duvet poussin.

    Les minuscules poussins d'or du mimosa, pourrions-nous dire, les grains gallinacés, les poussins vus à deux kilomètres du mimosa.

    L'hypersensible palmeraie-plumeraie, et ses poussins d'or à deux kilomètres.

  • Tout cela, vu à la lunette d'approche, embaume.
  •  

    *

     

    Peut-être, ce qui rend si difficile mon travail, est-ce que le nom du mimosa est déjà parfait. Connaissant et l'arbuste et le nom du mimosa, il devient difficile de trouver mieux pour définir la chose que ce nom même.

    Il semble qu'il lui soit parfaitement appliqué, que la chose ici ait déjà touché des deux épaules..

    Mais non! Quelle idée! Puis, s'agit-il tellement de le définir ?

     

    *

     

    N'est-il pas beaucoup plus urgent d'insister, par exemple, sur le caractère à la fois glorieux et doux, caressant, sensible, tendre du mimosa ? Il y a de la sollicitude dans son geste et son exhalation. L'une et l'autre sont des épanchements, au sens qu'en donne Littré : communication de sentiments et de pensées intimes.

    Et de la déférence : condescendance mêlée d'égards et dictée par un motif de respect.

    Tel est le tendre salut de sa palme. Par là peut-être voulant faire excuser sa gloriole.

     

    *

     

    Bosquet de plumes grises aux derrières d'autruches. Des poussins d'or s'y dissimulent (mal), sans cachotterie.

     

    *

     

    Accessoire de cotillon, accessoire de la comédie italienne. Pantomime, mimosa.

     

  • Un fervent de la pantomime osa Enfer!

    Vendre la pente aux mimosas.

     

  • (Ex-martyr du langage, on me permettra de ne le prendre plus tous les jours au sérieux. Ce sont tous les droits qu'en ma qualité d'ancien combattant — de la guerre sainte — je revendique. — Non, vraiment ! Il doit y avoir un juste milieu entre le ton pénétré et ce ton canaille.)

     

    *

     

    Embaume cette page, ombrage mon lecteur, rameau léger aux plumes retombantes, aux poussins d'or!

  • Rameau léger, gratuit, à floraison nombreuse.

    Plumets découragés, poussins d'or.

  •  

    *

     

    Épanouies, les boulettes du mimosa dégagent un parfum prodigieux puis se contractent, se taisent : elles ont vécu.

    Je dirai que ce sont fleurs de tribune (ou encore une fois : de tréteaux).

    Qu'elles ont des qualités de poitrine, d'ut de poitrine. Leur parfum porte loin. Elles sont unanimement écoutées et applaudies, par la foule narines bées.

    Le mimosa parle à haute et intelligible voix; il parle d'or.

    C'est une bonne action répandue, un don gratuit et agréable à recevoir.

  • Le mimosa et sa bonne action spécifique.
  • Mais ce n'est pas un discours qu'il tient, c'est une note prestigieuse, toujours la même, assez capable de persuasion.

     

    *

     

    Le mimosa (poème en prose). - D'hypersensibles plumes à poussins d'or l'avenue a deux kilomètres dont un seul brin vu à la lunette d'approche embaume la maison. Épanouies, les boulettes du mimosa dégagent un parfum prodigieux puis se contractent : elles ont vécu. Sont-ce fleurs de tribune ? Leur parole, unanimement écoutée et applaudie par la foule narines bées, porte loin :

     

    "MIraculeuse

    MOmentanée

  • SAtisfaction!

     

    MInute

    Mousseuse

    S.Afranée! "

     

  • " Peignes découragés par la beauté des poux d'or qui naissent de leurs dents ! Basse-cour haute-cour d'autruches enracinées, jaillissantes de poussins d'or ! Brève fortune, jeune millionnaire la robe épanouie, liée par le bas, agitée en bouquets ! Houppette neuve, faibles poussins de cygne, douce au contact et très fort parfumée ! Geyser de plumes poussinantes ! Panaches, de soleils soutenables constellés !... Et décorés à pois de soleils soutenables! Orgueil souple et retombant avec déférence pour lui-même comme pour les spectateurs.

    — La floraison est un paroxysme. La fructification est déjà sur le chemin du retour.

    — L'enthousiasme (qui est beau par lui-même) porte ses fruits (qui sont bons ou mauvais).

    — La floraison est une valeur esthétique, la fructification une valeur morale : l'une précède l'autre.

    — Le bon est la conséquence du beau. L'utile (graine) est la conséquence du bon.

    — Le bon peut être aussi beau que le beau (oranges, citrons). L'utile est le plus souvent esthétiquement modeste.

    — La fleur est le paroxysme de la jouissance de l'individu.

    — Le fruit n'est que l'enveloppe, le protecteur, le frigidaire, l'humidaire de la graine.

    — La graine est le joyau spécifique, c'est la chose, le rien.

    — La graine qui n'a l'air de rien est — en effet — la chose."

     

    *

     

    Au paroxysme de sa propre jouissance spécifique et de la satisfaction visuelle et olfactive qu'il cause, le panache du mimosa retombe et les soleils qui le constellent se contractent et jaunissent: ils ont vécu.

    Vision paradisiaque, bosquet de nobles autruches empêchées, par quel scrupule s'éteignent-elles, montrent-elles tant de découragement ?

    — Par déférence pour elles-mêmes et pour les spectateurs : oh ! pardon, semblent-elles dire, de nous être si ostensiblement réjouies! D'avoir si ostensiblement joui... Bosquet de fumées végétales... Le mimosa ne se concevrait-il pas lui-même comme une fumée, un encens ? Et ne serait-il pas découragé par son poids et sa fixité ?

     

    *

     

  • Il y a foule de poussins d'or

    sur l'avenue bosquet d'hypersensibles plumes

    Il y a foule de poussins d'or

    entre deux infinis d'azur

    piaillant la note complémentaire.

  •  

    *

     

    Parvenu à ce point, j'allai à la bibliothèque consulter le Littré, la Grande Encyclopédie, le Larousse :

     

     

    Paroxysme, de para'''', Indiquant l'adjonction - et oxvvvvvvvvvvvuneiu, rendre aigre. La plus forte intensité d'un accès, d'une douleur.

     

    Paroxyntique, les jours paroxyntiques : les jours où les paroxysmes ont lieu.

     

    Enthousiasme, de evvn, en et teos, dieu. Premier sens fureur divine : état physique désordonné comme celui des sibylles qui rendaient leurs oracles en poussant des cris, écumant, roulant des yeux.

  •  

    Geyser : non, ne convient pas.

  •  

    Mimosa, s. f. (mais d'après les botanistes s. m.) nom latin d'un genre de légumineuses dont la plus connue est la sensitive (mimosa pudica). Étymologie voir mimeux.

     

    Mimeux : se dit des plantes qui, lorsqu'on les touche, se contractent. Les plantes mimeuses. Étym.: de mimus, parce qu'en se contractant ces plantes semblent représenter les grimaces d'un mime.

     

    Eumimosa. Ce curieux petit arbuste aime la pleine lumière et des arrosages fréquents en été. Fleurs petites, sessiles. Inflorescences ressemblant à des houppes soyeuses à cause du très grand nombre de longues étamines qui les hérissent.

  •  

    Floribonde.

  • Mimosées. Cette famille forme le passage des légumineuses aux rosacées.

     

  •  

    1er avril 1941.

     

  • Petits soleils déjà trop tolérables : jaunissant encore, ils ont vécu.

     

    *
  •  

    Le Brin de mimosa (poésie).

     

  • A tue-tête, à décourage- feuilles

    Les poussins d'or du mimosa

    Entre deux infinis d'azur

    Piaillent la note complémentaire.

  •  

    *

     

    Non, hélas ! Ce n'est pas encore à propos du mimosa que je ferai la conquête de mon mode d'expression. Je le sais trop déjà, je me suis trop essayé sur de trop nombreux feuillets blancs.

  • Mais si du moins j'ai gagné quelque chose à ce propos, je ne veux pas le perdre.
  • Il ne me reste qu'un procédé. Il faut que je prenne le lecteur par la main, que je sollicite de sa part une assez longue complaisance, le suppliant de se laisser conduire au risque de s'ennuyer par mes longs détours, en lui affirmant qu'il goûtera sa récompense lorsqu'il se trouvera enfin amené par mes soins au cœur du bosquet de mimosas, entre deux infinis d'azur.

     

    *

     

  •  

    Les Vanités complémentaires (poésie).

     

  • A tue-tête à foison à décourage-plumes

    Les poussins du mimosa

    Sur la côte d'azur piaillent d'or.

  •  

    Variante.

     

  • Floribonds, à tue-tête, à décourage-plumes

    Entre deux blocs indéfinis d'azur

    Pépiaillent d'or cent glorioleux poussins.

  •  

    *
  •  

    Autre.

     

  • 0 glorieux naïfs que nous fûmes

    Éclos sous l'azur oméga

    A tue-tête et à navre-plumes

    Les poussins d'or du mimosa.

  •  

    *
  •  

    Autre.

     

  • D'autant qu'une fidèle assistance d'azur

    Narine bée inspire leurs oracles

    Floribonds à tue-tête à décourage-plumes

    Les poussins du mimosa piaillent d'or.

  •  

    *

     

  •  

    6 avril, 3 heures du matin.

     

  • Quand on apporte du mimosa, c'est presque comme si l'on apportait (une surprise !) le soleil lui-même. Comme un rameau bénit (le rameau bénit du culte de Râ). Comme une petite torche allumée. Les torchères du mimosa...

    (Il est trois heures du matin et nous voici, comme par hasard, au dimanche des Rameaux 1941.)

    ... Comme par exemple s'il avait plu, qu'on ait l'idée d'apporter une branche constellée de gouttelettes, eh bien ! le mimosa c'est la même chose : il y est accroché du soleil, de l'or.

    Je songe que Debussy avait là un sujet tout à fait à sa mesure.

     

    *

     

  • Dais, ombrelles, chasse-mouches.
  • A ce point de ma recherche je décidai de retourner au Littré, d'où je retins ce qui suit :

     

    Autruche : le plus gros des oiseaux connus, et à cause de sa grandeur incapable de voler.

     

    Floribond : ce mot ne figure pas au Littré. Il figurera donc dans les éditions futures.

  • Il y a un échassier (genre grue) du nom de florican.

     

    Faire florès, c'est fleurir.

  •  

    Florilège : Synonyme d'anthologie. 2° Titre de quelques ouvrages qui traitent de plantes remarquables par la beauté de leurs fleurs.

     

    Houppe : Assemblage de fils de laine, de soie, formant un bouquet, une touffe. 2° Terme de zoologie : flocon de plumes que certains oiseaux... Petite touffe étalée de poils... 5° Anatomie : houppes nerveuses, papilles. - Graine houppée : qui est disposée en façon de houppes.

    La houppée, terme de marine : écume légère du choc de deux vagues.

    Panache : faisceau de plumes qui, liées par le bas, voltigent par le haut, forment une espèce de bouquet (de penna, plume).

  • "Quand le paon met au vent son panache pompeux. " (D'Aubigné.)

     

  • Paradis : grands parcs, jardins délicieux. Les parcs des rois achéménides (Renan). Mot persan.

  • Oiseau de paradis - à longues plumes effilées (tiens !).

    Paradis des jardiniers : saule pleureur (tiens, tiens !).

     

    Pompe, pompons, Pompadour, rococo.

  •  

    Poussin : de pullicenus, diminutif de pullus : poule (poulet nouvellement éclos).

  • Le mot poussinée existe : troupe de poussins.
  •  

    Poussinières : nom vulgaire de la constellation des Pléiades.

    Inutile de dire que j'ai considéré ces trouvailles comme, en faveur de ce que j'avais écrit, un bouquet de preuves a posteriori.

     

    *

     

    Ainsi, après avoir beaucoup tourné autour de cet arbuste, m'être égaré souvent, avoir plus souvent désespéré que joui, l'avoir plus dénaturé qu'obéi, en reviens-je (me trompé-je encore ?) à considérer la qualité caractéristique du mimosa comme celle-ci : " glorioleux, vite découragé ".

    Mais voulant y mettre plus de nuances, j'ajouterai encore ceci .

     

    1. Chaque branche de mimosa est un perchoir à petits soleils tolérables, à petits enthousiasmes soudains, à joyeuses petites embolies terminales. (Oh ! qu'il est difficile d'approcher de la caractéristique des choses !) Il est réjouissant de voir un être en développement aboutir par un si grand nombre de ses extrémités à de pareils et éclatants succès. Comme dans un feu d'artifice réussi les fusées se terminent en éclatements de soleils.

    Cela est plus vrai du mimosa que des autres plantes ou arbustes à fleurs, parce que vraiment aucune autre fleur n'est aussi simplement une éclosion comme telle, purement et simplement un déploiement d'étamines au soleil.

     

    2. Toutes ces papilles turgescentes, toutes ces petites gloires ne sont pas encore éteintes, contractées, jaunissantes, mortes que le rameau entier présente des signes de découragement, de désespoir.

    Disons mieux : au moment même de la gloire, dans le paroxysme de la floraison, le feuillage présente déjà des signes de désespoir, au moins des indices de nonchaloir aristocratique. On dirait que l'expression des feuilles dément celle des fleurs — et réciproquement.

    L'on dit que ces feuillages ressemblent à des plumes, mais à quelles plumes ? Seulement à celles des autruches, à celles qui servent pour les chasse-mouches orientaux, à celles qui ont des retombées, qui semblent incapables de se soutenir, à plus forte raison de soutenir en l'air leur oiseau.

     

    3. Mais en même temps ce violent parfum, qui porte loin; cet oracle, les yeux exorbités; ce violent parfum, presque animal, par quoi il semble que la fleur s'extravase...

    ... Et donc, puisqu'elle s'extravase, jusqu'au prochain printemps disons-lui au revoir !

     

    *

     

  • Floribonds à tue-tête à décourage-plumes

    D'un bosquet jusqu'au cœur remué par la simple

    Approche sous l'azur d'une mémoire d'homme

    Narine bée inspirant leurs oracles,

    Piaillent, pépiaillent d'or un milliard de poussins

  •  

    *
  •  

    Le Mimosa (variantes incorporées).

     

  • Odorants à tue-tête à décourage-plumes

    Piaillent, ils piaillent d'or les glorieux poussins

     

    L'azur narines bées inspire leurs oracles

    Par la muette autorité de sa splendeur

     

    Floribonds à tue-tête à démentir leurs plumes

    Déplorant le bosquet offusqué jusqu'au cœur

    Par la violette austérité de ta splendeur

    Azur narines bées inspirant leurs oracles

     

    Floribonds odorants à décourage-plumes

    Piaillent, ils piaillent d'or les glorieux poussins

     

  •  

    *
  •  

    Le Mimosa.

  •  

    Floribonds, à tue-tête, à démentir leurs plumes

    Déplorant leur bosquet offensé jusqu'au cœur

    Par la violente austérité de ta splendeur,

    Azur! narines bées inspirant leurs oracles,

    Piaillent, ils piaillent d'or les glorieux poussins !

  •  

    *

     

     

  • LE MIMOSA.

     

  • FLORIBONDS À TUE-TÊTE À DÉMENTIR VOS PLUMES

    DÉFAITES D'UN BOSQUET OFFENSÉ JUSQU'AU COEUR

    PAIR UNE AUTORITÉ TERRIBLE DE NOIRCEUR

    L'AZUR NARINES BÉES INSPIRANT VOS ORACLES

    PIAILLEZ VOUS PIAILLEZ D’OR GLORIOLEUX POUSSINS

      

  • Roanne, 1941. 
  •  

    Francis PONGE, La Rage de l’expression, Gallimard

     

    Suite