Qu’est-ce que L'histoire ?
L’étymologie du mot Histoire est très instructive: le mot vient du dialecte ionien historie et serait issu de la racine indo-européenne wid-weid: voir. En conséquence, l’historien est celui qui voit, celui qui est témoin, celui qui cherche à savoir ou qui s’informe. Hérodote, le père de l'histoire selon Cicéron, commence son étude des guerres Médiques ainsi : "Voici l’exposé de l’enquête entreprise par Hérodote d’Halicarnasse pour empêcher que les actions accomplies par les hommes ne s’effacent avec le temps..."(1). Hérodote a été le témoin de ces guerres ; c'est donc un témoignage qu’il veut nous apporter. Mais ce témoignage n’a de valeur qu’à partir du moment où il s’accompagne d’une "enquête". La grande particularité du travail d'Hérodote est qu'il va libérer son enquête du domaine par trop aléatoire des Dieux — ce que Homère n'a pas fait et qui nuit à sa description pourtant fort pertinente du Basileus — et centrer son regard sur l'homme. L'histoire est à ses débuts anthropocentrique et vise à conserver une trace du passé humain pour servir les générations futures.
Le mot apparaît pour la première fois dans la langue française en 1155 sous la forme estoire(2): récit d'événements mémorables. L'histoire est narrative et ne concerne que ce qui est digne de mémoire. Cette vision restrictive de l'histoire est celle qui va dominer jusqu'au XIXème siècle ; l'histoire est le récit d'un certain passé de l'homme. Elle se raconte et n'opte pas pour la rigueur quasi scientifique qui prévaut aujourd'hui. Elle est faite d'approximations qui expliquent peut être la polysémie étrange du mot histoire qui signifie tout autant vérité que mensonge. A la fin du XIXème siècle puis au XXème siècle l'histoire se dote d'une méthodologie qui en fait presque une science. L'histoire devient "la connaissance du passé humain"(3). Le concept connaissance sous-entend selon H.-I. Marrou la notion de validité, de vérité ("la connaissance scientifiquement élaborée du passé"(3)). Cette définition implique qu'il faut tout accepter du passé dès lors qu'il est avéré et non pas seulement ce qui serait digne de mémoire. Ainsi l'histoire obtient le statut de science de la mémoire ; elle nous permet de connaître le passé glorieux ou honteux de ceux qui ont peuplé la Terre avant nous et doit nous éviter de répéter les erreurs commises dans le temps. L'histoire se doit d'être objective. Elle alimente la mémoire et ne doit pas être à son service.
L'histoire au service de la mémoire
La force de l'histoire réside dans sa capacité de définir ce qui est digne de mémoire et ce qui ne l'est pas. Et de fait pendant de longs siècles sera digne de mémoire ce qui sert une idéologie bien précise.
Les historiens chrétiens orientent leurs recherche vers un seul but : prouver par l'histoire la véracité et le bien fondé du Christianisme. Ce qui est mis en avant , ce qui a un sens n’est pas l'histoire empirique mais celle de la destinée spirituelle de l’humanité (comme le fait Saint Augustin(4) dans La cité de Dieu). L’Humanisme et le développement scientifique vont ouvrir de nouvelles portes à la mémoire. Si le spirituel reste le centre des investigations historiques, le temporel commence à devenir un champ de recherches pour l'historien. Le mémorialiste fait son apparition et doit servir le centralisme monarchique, l’institution royale. Lorsque Philippe de Commynes nous parle de Louis XI dans ses Mémoires, il sert le prestige royal. Mais il le fait non seulement comme un chroniqueur mais aussi comme un historien, s’interrogeant sans cesse sur les causes des événements(5). Il définit clairement la finalité de l'histoire et son rapport à la mémoire : "[...] l’un des grands moyens de rendre un homme sage, [est] d’avoir lu les histoires anciennes et apprendre à se conduire et garder et entreprendre sagement par les histoires et exemples de nos prédécesseurs."(6). Pourtant, les thèmes de l'enquête historique, même s'ils visent à concerner le plus grand nombre, restent bien loin du monde réel. La mémoire de la France est celle de quelques uns de ses plus grands noms ; les rois, les hauts dignitaires, les combattants. L'historien ne nous transmet rien de la vie du peuple là où il nous détaille les hauts faits de Bayard, de Louis IX ou de Turenne. La mémoire du moment est celle des princes.
Avec la Révolution française, la mémoire se "démocratise". Les héros à célébrer sont le plus souvent issus du peuple. Ils sont les sans-culottes qui font Marat ou Hébert. Ils sont ce bon sens évoqué par Victor Hugo ou Michelet. La commémoration fait son entrée en force dans la pratique collective. L’histoire sert à justifier le mouvement révolutionnaire et ce qui est digne d’intérêt doit servir la cause révolutionnaire. La fête nationale n’a d’autre but que de conserver le souvenir de la Révolution.
Cette idée que l'histoire, gardienne de la mémoire, doit protéger le pouvoir en place en inculquant son bien fondé prend de l'ampleur avec la Troisième République et l'institution de l'école obligatoire. L'élève sera républicain ou ne sera pas. Et c'est l'histoire qui doit prouver qu'il ne peut en être autrement. La mémoire collective joue, au XXème siècle un rôle déterminant. L'apparition, après la Première Guerre mondiale, des monuments aux morts en est l'un des exemples les plus probants. La cohésion de la Nation se fait au travers de ceux qui se sont sacrifiés pour elle. Et le prototype du citoyen-héros est le soldat inconnu, anonyme, que l'on retrouve dans bon nombre de pays occidentaux. D'une histoire prouvant Dieu nous sommes passés à une histoire prouvant le Prince, l'Institution puis l'Homme. L'historien a une place centrale dans ce dispositif puisqu'il est celui dont les travaux vont pouvoir fixer/figer cette mémoire collective.
Cette importance de la mémoire collective et le rôle non négligeable joué par l'histoire dans ce domaine s'illustre parfaitement dans le rapport que la France entretient avec l'une des pages sombres de ce siècle, celle de Vichy. Est-il besoin de rappeler que pendant près de quarante ans, ce qui a dominé notre mémoire collective, c'est l'histoire glorieuse, et elle l'a été, de la Résistance de tout un peuple face à l'occupant. Il a fallu les travaux d'un historien américain(7), Robert Paxton, pour que cette amnésie collective reçoive les premiers soins. Il en va de même avec la guerre d'Algérie, dont bon nombre d'épisodes sont pour le moins laissés dans une pénombre rassurante et ce jusqu'à aujourd'hui. Un autre exemple, celui de la commémoration du Bicentenaire de la Révolution française, montre bien que, si il y a mémoire collective, elle se heurte souvent à des mémoires individuelles qui transmettent ou souhaitent transmettre une autre version du passé(8). Le passé peut se manipuler; la mémoire aussi. La tentative révisionniste, dont le but est de nier l'existence des chambres à gaz et par là même l'extermination massive subie par les Juifs et les Tziganes durant la Seconde Guerre mondiale, montre la fragilité de la mémoire malgré les documents accablants et les témoignages innombrables. La magistrale réponse de Pierre Vidal-Naquet, d'autant plus douloureuse qu'il n'est pas si aisé de répondre à la mauvaise foi, montre bien par son titre, Les assassins de la mémoire(9) , l'ampleur du crime commis par les révisionnistes.
La mémoire et l'histoire forme donc un couple qui, comme un ménage classique, connaît des orages mais dont l'union permet à tous de s'inscrire dans une culture qui, en ouvrant les portes du passé explique le présent et organise l'avenir.
Le statut du document
L'un des enjeux de l'histoire est la quête puis la dissection du document. L'un des objectifs de l'enseignant est d'ailleurs d'armer l'élève pour qu'il puisse utiliser au mieux les documents, c'est à dire toutes les sources, écrites ou pas, qui éclairent le passé. Ces derniers constituent un témoignage qui permettra de mieux répondre à une hypothèse. Le document n'a donc pas d'intérêt pour lui-même mais en ce qu'il permet d'atteindre le passé. Une fois les documents dénichés, l'historien doit se familiariser avec eux afin d'en apprécier la valeur et de savoir avec le plus de certitudes possibles quel est leur sens, leur portée, leur valeur et ce qu'ils dévoilent exactement du passé. S'il est assez difficile de dire quels sont les premiers historiens qui mènent un travail rigoureux autour du document — dès la Renaissance certains oratoriens s'essayent à la critique du texte biblique(10) — il faut, en France, attendre le XIXème siècle pour que le document devienne l'atout majeur de l'historien. Peut être est-ce là le résultat de la politique d'archivage héritée de la Révolution française, Janus qui a autant créé de documents qu'il en a détruit. Jules Michelet, chef de la section historique aux Archives Nationales, ouvre la voie à l'utilisation des sources. Sa monumentale Histoire de France (1833 - 1867) et son Histoire de la Révolution française (1847 - 1853) font apparaître l'idée d’une histoire résurrection, "histoire résurrection de la vie intégrale"(11). Mais l’autre grand historien du siècle reproche à Michelet de trop grands apports d’imagination. Numa-Denis Fustel de Coulanges se veut scientifique. Il procède à de larges enquêtes dans lesquelles le document, qui n'est pour lui que le texte, tient une place centrale. La mémoire ne saurait se nourrir d’intuitions aussi géniales soient-elles. Le présent ne doit pas éclairer le passé. "Étudier l’histoire d’une société ancienne dans des livres modernes [...] c’est toujours s’exposer à se faire une idée inexacte de l’antiquité. Il faut lire les documents anciens, les lire tous, [...] n’accorder qu’à eux une entière confiance."(12). Fustel pose un principe qui a le mérite de vouloir tendre vers une certaine rigueur. Mais il se limite aux textes et à l’archéologie.
Si le XIXème siècle avait vu l'essor de l'histoire , le XXème siècle va la doter d'un arsenal documentaire très pointu. En 1929 Lucien Febvre et Marc Bloch créent l'École des Annales(13). La résurrection du passé ne peut se faire que si l'histoire annexe, met à son service d'autres sciences et que l'étude historique, dépassant l'événement ou le particulier, s'intéresse au plus grand nombre. Lucien Febvre va ainsi répondre à Fustel par cette formule qui pose les fondements de l'histoire moderne : "l’histoire se fait avec des documents écrits, sans doute. Quand il y en a. Mais elle peut se faire, elle doit se faire, sans documents écrits s’il n’en existe point. Avec tout ce que l’ingéniosité de l’historien peut lui permettre d’utiliser pour fabriquer son miel, à défaut des fleurs usuelles. Donc, avec des mots, des signes, des paysages et des tuiles [...]. D’un mot, avec tout ce qui, étant à l’homme, dépend de l’homme, signifie la présence, l’activité, les goûts et les façons d’être de l’homme."(14). Pour Febvre, tout doit parler de l'homme quand c'est possible. Et l'historien ne doit pas hésiter à faire appel à la chimie, la géographie, l'archéologie, l'art ... dès lors que ces disciplines peuvent lui permettre de compléter utilement son information sur un sujet donné. Cette vision de l'histoire est reprise par Marc Bloch qui estime que "la diversité des témoignages historiques est presque infinie. Tout ce que l’homme dit ou écrit, tout ce qu’il fabrique, tout ce qu’il touche peut et doit renseigner sur lui"(15). L'École des Annales ouvre donc la voie à une histoire globale, totale qui, si elle n'est pas entièrement nouvelle, a au moins le mérite de poser l'importance des témoignages dans le travail de l'historien. Marc Bloch sépare d'ailleurs ces témoignages en deux catégories : les "témoignages volontaires" et les "témoignages involontaires". Dans les premiers l'historien ne fait que se "conformer exactement à ce que l'auteur de ces écrits attendait de nous" ; dans les seconds il y a détournement de vocation du document. Ainsi en lisant et exploitant les Mémoires du Général de Gaulle, nous nous "conformons" à ce que l'auteur a bien voulu nous transmettre et qu'il a fait dans le but d'être lu par le plus grand nombre ; en lisant la dernière lettre à sa famille d'un otage qui va être fusillé, nous nous rendons "coupable d'une indiscrétion" qui pourtant va servir la connaissance du plus grand nombre.
Les sources documentaires annexées par l'histoire contemporaine sont extrêmement nombreuses. Elles sont tout ce qui peut apporter des informations sur le passé humain. Elles peuvent se diviser en deux catégories : les sources écrites et les sources non écrites (ainsi l'histoire ne commence pas avec l'écriture).
Les sources écrites sont de deux natures :
Les sources non écrites que l'historien va mettre à contribution pour connaître le passé humain. De fait ces sources sont très nombreuses et variées. Elles forment ce que l'ouvrage L'histoire et ses méthodes (La Pléiade - 1973) appelle "les sciences auxiliaires de l'histoire".
Les documents sont donc polymorphiques et ils sont, témoignage voulu ou pas, la matière vive de l'historien. H.I. Marrou propose une comparaison qui a le mérite de la clarté : "L'histoire se fait avec des documents comme le moteur à explosion fonctionne avec du carburant."(3). Encore faut-il savoir choisir son essence ! L'historien doit se doter d'un appareil critique sur le document afin d'en apprécier la valeur. Deux étapes d'analyse critique sont nécessaires avant que le document soit effectivement utilisable(18):
La critique externe qui peut se résumer en deux mots: authenticité et provenance. Et en une série de questions simples :
La critique interne concerne le contenu du document. Là encore quelques questions simples permettent l'analyse :
Cette méthode d'investigations proposée par H.I. Marrou est fort valable non seulement pour le document narratif mais aussi pour bon nombre d'autres documents (en particulier iconographiques) et son application est adaptable quel que soit le niveau de pratique de l'historien. Il est intéressant de noter que dans de nombreux cas, et pour peu que l'on s'en donne la peine, chacun d'entre nous pourrait confronter certains de ses documents familiaux à la critique développée ci-dessus. Au travers d'une photo de famille dont l'objet était de fixer un instant, de graver un souvenir, on peut lire la mode du moment, peut-être l'urbanisme, le paysage... Dans une lettre, il est parfois possible de retrouver un contexte historique; à partir d'une généalogie, de tracer une évolution, un mouvement géographique, social ...
Une telle analyse critique est donc un outil pertinent pour approcher la lecture de documents dans le cadre du lycée professionnel, que le document ait reçu l'aval des historiens ou qu'il provienne d'une histoire plus parcellaire, celle d'un élève par exemple, ce qui le rattachera à la "grande histoire" et motivera probablement le désir d'en savoir plus.
Que cette démarche de recherche et d'analyse de documents s'inscrive dans le patrimoine réel ou supposé de l'élève ; qu'elle lui permette de "sortir" du cadre, parfois pesant pour lui, de l'institution scolaire ; qu'elle lui offre des points d'attache avec son propre passé ... alors elle aura trouvé sa raison d'être. Encore faut-il vérifier sa conformité avec les directives de l'Éducation Nationale.
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Notes :
(1) Introduction de Histoires (2)Le Petit Robert (Robert - 1988) (3)Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique (Le Seuil 1954) (4) Né en 354, ce patricien romain, professeur de rhétorique, se convertit au christianisme à 32 ans. Dans son œuvre maîtresse, La cité de Dieu (415 - 427), après avoir passé en revue les événements de l’histoire romaine contemporaine, il arrive à la conclusion que l’homme doit acquérir la foi à travers l’écriture sainte et l’enseignement de l’église. Sa vision théologique de l’histoire lui fait écrire que "( ... ) la vie temporelle n’est que le noviciat de l’éternité." (La cité de Dieu, I, 29) et "Deux amours ont bâti deux cités. L’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre. L’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste." (La cité de Dieu, XIV, 28) (5) Portrait moral de Louis XI in Mémoires (Livre I - 1489 - 91) (6)Mémoires (Livre II) (7)Histoire de Vichy (Le Seuil - 1973) (8) En particulier sur la politique régionale de la Convention montagnarde. (9)Les assassins de la mémoire (La Découverte - 1987) (10) En particulier le fondateur de l’Oratoire, Pierre de Bérulle (1575 - 1629), qui, souhaitant atteindre la perfection de l’état sacerdotal, en refusant les honneurs et en imposant une conduite spirituelle irréprochable, attire à lui des hommes de qualité qui, fidèles aux principes du fondateur soulignent la spécificité du mouvement : sanctification du clergé par la prière et l’étude du texte biblique. (11) Introduction de l'Histoire de France (1869) (12) In Leçon faite à l'Université de Strasbourg en 1862 (Revue de synthèse historique II/3 - 1901) (13) Tiré du nom de leur revue Annales. Economie. Sociétés. Civilisations. (14)Combats pour L'histoire (Colin - 1933) (15)Apologie pour l'histoire ou métier d'historien (Paris - 1949) (16) "J'en laisse le jugement à ceux qui la [l'histoire de la guerre des Juifs contre les Romains] liront, et me contente d'assurer que je n'ai rien ajouté à la vérité..." (F. Josephe, La guerre des Juifs contre les Romains, Lidis - 1968) (17) "je ne prétends point qu'elle [chronique d'une guerre] soit de l'histoire [...] mais j'affirme avec confiance qu'elle apporte à cette histoire une contribution qui ne manquera pas d'être utile à l'avenir." (Winston Churchill in introduction de La Deuxième Guerre mondiale, tome I, Plon - 1948) (18) Voir La critique des textes in L'histoire et ses méthodes (La Pléiade - 1973 - pages 1247 à 1366) |