Extrait 1 (Début du roman)

 

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : «  Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier.

L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : «  Ce n’est pas de ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.

[...]

 

Albert Camus, L’étranger, 1942

 

Extrait 2 (Début du roman)

 

Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l’escalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n’était pas à sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux M. Michel, il sentit mieux ce que sa découverte avait d’insolite. La présence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre tandis que, pour le concierge, elle constituait un scandale. La position de ce dernier était d’ailleurs catégorique : il n’y avait pas de rats dans la maison. Le docteur eut beau l’assurer qu’il y en avait un sur le palier du premier étage, et probablement mort, la conviction de M. Michel restait entière. Il n’y avait pas de rats dans la maison, il fallait donc qu’on eût apporté celui-ci du dehors. Bref, il s’agissait d’une farce.

 

Albert Camus, La peste, 1947

 

Extrait 3 (La comtesse Jeanne de Lamare se prépare à quitter la propriété familiale qu’elle doit vendre pour rembourser les dettes de son fils.)

 

[...]

Elle allait de pièce en pièce, cherchant les meubles qui lui rappelaient des événements, ces meubles amis qui font partie de notre vie, presque de notre être, connus depuis la jeunesse et auxquels sont attachés des souvenirs de joies ou de tristesses, des dates de nos heures douces ou sombres, qui ont vieilli, qui se sont usés à côté de nous, dont l’étoffe est crevée par places et la doublure déchirée, dont les articulations branlent, dont la couleur s’est effacée.

Elle les choisissait un à un, hésitant souvent, troublée comme avant de prendre des déterminations capitales, revenant à tout instant sur sa décision, balançant les mérites de deux fauteuils ou de quelque vieux secrétaire comparé à une ancienne table à ouvrage.

[...]

 

Guy de Maupassant, Une vie, 1883

 

Extrait 4 (Début de la nouvelle : «  Je m’appelle Annie »  )

 

Nous étions mariés depuis un an quand Jacques m’a emmenée visiter la maison qu’il avait héritée. Ce n’était pas loin de Paris, mais on quittait l’autoroute pour se trouver tout de suite dans un pays où nous devenions des étrangers. Jacques se rappelait mal le chemin. Il était venu une seule fois par le train, et nous traversions des petits villages dont les habitants répondaient bizarrement à nos questions.

Il faisait presque nuit. Nous étions partis après que Jacques ait vu un dernier client important. L’affaire était conclue, une grosse affaire qui allait rapporter beaucoup d’argent. Nous en avions moins à ce moment-là que plus tard, lorsque changea ma vie, et nous aimions l’argent pour ce qu’il représentait de voyages, de cadeaux mutuels, de confort supplémentaire.

[...]

 

Jean-Charles Jehanne, Les plumes du corbeau et autres nouvelles cruelles, 1962

 

Extrait 5 (Usbek, notable de Perse, veut au cours d’un voyage en Europe, comparer l’Orient et l’Occident. Par un courrier suivi et abondant, il raconte son voyage et se tient informé de ce qui se passe en Perse)

 

Lettre LXXVII

Ibben à Usbek, à Paris

 

Mon cher Usbek, il me semble que, pour un vrai musulman, les malheurs sont moins des châtiments que des menaces. Ce sont des jours bien précieux que ceux qui nous portent à expier les offenses. C’est le temps des prospérités qu’il faudrait abréger. Que servent toutes ces impatiences, qu’à faire voir que nous voudrions être heureux indépendamment de Celui qui donne les félicités parce qu’il est la félicité même ?

[...]

De Smyrne, le dernier jour de la lune de Saphar, 1715.

 

Montesquieu, Lettres persanes, 1721