Jean Valjean a été condamné, pour avoir volé un pain alors qu’il était au chômage avec trois enfants, à 5 ans de bagne, portés à 19 ans après des tentatives d’évasion. Il repense à son sort, et le narrateur commente : « Il faut bien que la société regarde ces choses puisque c’est elle qui les fait... C’était, nous l’avons dit, un ignorant ; mais ce n’était pas un imbécile... Sous l’ardent soleil du bagne, sur le lit de planches des forçats, il se replia en sa conscience et réfléchit. »

 

Il se constitua tribunal.

Il commença par se juger lui-même.

Il reconnut qu’il n’était pas un innocent injustement puni. Il s’avoua qu’il avait commis une action extrême et blâmable ; qu’on ne lui eût peut-être pas refusé ce pain s’il l’avait demandé ; que dans tous les cas il eût mieux valu l’attendre, soit de la pitié, soit du travail ; que ce n’est pas tout à fait une raison sans réplique de dire : peut-on attendre quand on a faim ? que d’abord il est très rare qu’on meure littéralement de faim ; ensuite que, malheureusement ou heureusement, l’homme est ainsi fait qu’il peut souffrir longtemps et beaucoup, moralement et physiquement, sans mourir ; qu’il fallait donc de la patience ; que cela eût mieux valu même pour ces pauvres petits enfants ; que c’était un acte de folie, à lui, malheureux homme chétif, de prendre violemment au collet la société tout entière et de se figurer qu’on sort de la misère par le vol ; que c’était, dans tous les cas, une mauvaise porte pour sortir de la misère que celle par où l’on entre dans l’infamie ; enfin qu’il avait eu tort.

Puis il se demanda :

S’il était le seul qui avait eu tort dans sa fatale histoire ? Si d’abord ce n’était pas une chose grave qu’il eût, lui travailleur, manqué de travail, lui laborieux, manqué de pain. Si, ensuite, la faute commise et avouée, le châtiment n’avait pas été féroce et outré. S’il n’y avait pas plus d’abus de la part de la loi dans la peine qu’il n’y avait eu d’abus de la part du coupable dans la faute. S’il n’y avait pas excès de poids dans un des plateaux de la balance, celui où est l’expiation. Si la surcharge de la peine n’était point l’effacement du délit, et n’arrivait pas à ce résultat : de retourner la situation, de remplacer la faute du délinquant par la faute de la répression, de faire du coupable la victime et du débiteur le créancier, et de mettre définitivement le droit du côté de celui- là même qui l’avait violé. Si cette peine, compliquée des aggravations successives pour les tentatives d’évasion, ne finissait pas par être une sorte d’attentat du plus fort sur le plus faible, un crime de la société sur l’individu, un crime qui recommençait tous les jours, un crime qui durait dix-neuf ans.

Il se demanda si la société humaine pouvait avoir le droit de faire également subir à ses membres, dans un cas son imprévoyance déraisonnable, et dans l’autre cas sa prévoyance impitoyable, et de saisir à jamais un pauvre homme entre un défaut et un excès, défaut de travail, excès de châtiment. S’il n’était pas exorbitant que la société traitât ainsi précisément ses membres les plus mal dotés dans la répartition de biens que fait le hasard, et par conséquent les plus dignes de ménagements.

Ces questions faites et résolues, il jugea la société et la condamna.

Il la condamna à sa haine.

Il la fit responsable du sort qu’il subissait, et se dit qu’il n’hésiterait peut- être pas à lui en demander compte un jour. Il se déclara à lui-même qu’il n’y avait pas équilibre entre le dommage qu’il avait causé et le dommage qu’on lui causait ; il conclut enfin que son châtiment n’était pas, à la vérité une injustice, mais qu’à coup sûr c’était une iniquité (1).

La colère peut être folle et absurde ; on peut être irrité à tort ; on n’est indigné que lorsqu’on a raison au fond, par quelque côté. Jean Valjean se sentait indigné.

Et puis, la société humaine ne lui avait fait que du mal. Jamais il n’avait vu d’elle que ce visage courroucé qu’elle appelle sa justice et qu’elle montre à ceux qu’elle frappe. Les hommes ne l’avaient touché que pour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait été un coup. Jamais, depuis son enfance, depuis sa mère, depuis sa sœur, jamais il n’avait rencontré une parole amie et un regard bienveillant. De souffrance en souffrance, il arriva peu à peu à cette conviction que la vie était une guerre ; et que dans cette guerre il était le vaincu. Il n’avait d’autre arme que sa haine.

 

Victor Hugo, Les Misérables (1862).

 

(1) L' injustice consiste à punir un innocent, l’iniquité est un manquement à la notion d’égalité

 

QUESTIONS  (10 points)

 

Dans ce passage : "Il reconnut qu’il n’était pas un innocent ... celui- là même qui l’avait violé" par quels procédés de point de vue et quelles tournures grammaticales, Jean Valjean présente-t-il d’abord les éléments de sa propre accusation, puis ses circonstances atténuantes ? (3 points)

 

Dans le passage "S’il était le seul qui avait eu tort ... celui où est l’expiation.", quels sont les reproches de Jean Valjean à la société ? Relevez dans le passage "Si cette peine ... un crime qui durait dix-neuf ans." les expressions qui les résument le mieux. (4 points)

 

Non seulement le forçat condamne la société , mais il la condamne à sa haine. Quel champ lexical ,depuis " Il la fit responsable du sort ..."jusqu'à la  fin, justifie ce sentiment ? (3 points)

 

TRAVAIL D’ÉCRITURE

 

En transposant à l’époque actuelle situation et argument, écrivez au choix :

 

 le réquisitoire que pourrait prononcer contre Jean Valjean l’avocat général représentant la société.

– le plaidoyer de l’avocat pour la défense de l’accusé en  utilisant, si vous le désirez , les arguments du texte.

 

Plan proposé sur le mode juridique, pour chacun des deux textes :

1 introduction qui présente les faits et oriente le point de vue.

2 exposé des faits

3 argumentation pour ou contre l’accusé

4 conclusion avec les demandes présentées au tribunal

 

Expiation : fait d’ expier [ekspje] verbe transitif (latin expiare)

1. a.Réparer (une faute, un crime, etc.) en subissant une peine imposée.

b. Relig. Réparer (un péché) par la pénitence.

2. Subir une peine, une souffrance en conséquence d'un acte ressenti ou considéré comme coupable.