Le héros de cette nouvelle de Sosêki, Ibuka, aime fureter dans les boutiques des brocanteurs pour y dénicher des objets insolites et pas chers. Il découvre, dans le bric-à-brac d'une boutique, une peinture occidentale, un portrait de femme, posé à l'envers contre le mur. Il l'achète, un peu décontenancé par son prix élevé, puis le suspend dans son bureau sans tenir compte des réticences de sa femme. Rentré chez lui, il regarde minutieusement cette " chose encadrée qu'il avait eue pour quatre-vingts sens :

 

" L'ensemble était noirâtre et terne, seul le visage avait pris une teinte jaune. Cela aussi sans doute était dû à l'époque. "

Alors qu'il travaille, il est pris soudainement de l'envie de regarder le tableau :

 

" Il posa sa plume et fit aller son regard de gauche à droite, de droite à gauche. Alors la femme jaune se mit à ébaucher un sourire dans son cadre. Ibuka ne détachait pas les yeux de sa bouche. C'est à cause du jeu d'ombre et de lumière du peintre. Les commissures des lèvres minces se relèvent, creusant de chaque côté une fossette presque invisible. On pourrait croire que la bouche qui jusqu'alors était fermée va s'entrouvrir. Ou encore que les lèvres, jusque là entrouvertes, se sont closes à dessein. "

 

Ibuka reprend son observation un peu plus tard : 

 

" Décidément, c'est la bouche qui cache quelque chose. Le visage lui-même est empreint d'un grand calme. Les paupières étirées sont relevées et les prunelles posent un regard serein sur la pièce. "

 

Ibuka se remet au travail, toujours attiré par le portrait qu'il regarde un nombre incalculable de fois, sans réussir à percer son mystère.

 

Le lendemain, la chute inexpliquée du tableau lui permet de découvrir, dans le cadre, un journal occidental :

 

" Il le déplia et lut un article qui décrivait des choses lugubres et étranges.
La bouche de Monna Lisa recèle l'éternel du cœur féminin. Léonard de Vinci est le seul à avoir su peindre cette énigme depuis l'avènement de la civilisation. À ce jour, nul n'a réussi à en percer le secret. "

 

Ibuka, qui travaille à la mairie, demande à tout le monde qui est Monna Lisa, mais personne ne le sait :

 

" Alors, et Léonard de Vinci, qui est-ce ? ". Mais décidément personne ne savait rien. "

 

Sosêki, "Monna Lisa" (1), in Petits contes du printemps, (Éditions Philippe Picquier - 1999)

 

(1) Monna Lisa est l'un des textes assez brefs qui composent le recueil Petits contes de printemps, traduit du japonais par Élisabeth Suetsugu.

 

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