1- le "Phénomène Picasso"

 

S'il existe un peintre au monde qui semble personnifier plus que tout autre l'art moderne, l'art du XXème siècle, ce ne peut être que Pablo Picasso. Sa notoriété est sans égale. Pourtant, son œuvre ne semble pas être le sujet de la même unanimité : elle suscite aussi bien le dégoût que l'admiration, sans qu'il ne semble y avoir de degrés intermédiaires. Ceux dont les goûts sont encore empruntés de classicisme ne retiennent souvent dans sa peinture que "le trait grossier" qui caractérise sa période cubiste. Mais, en tout état de cause, Picasso est un peintre qui fascine, par l'étrangeté de sa peinture, par la multiplicité des styles auxquels il a emprunté et l'importance des techniques qu'il a impulsées, et c'est bien là ce qui explique cette reconnaissance universelle dont il bénéficie.

 

Il existe naturellement une profusion d'ouvrages traitant de l'œuvre de Picasso et de sa vie. En feuilletant certains de ces livres, j'ai pu clairement remarquer que les auteurs utilisent souvent la vie du peintre pour expliquer les diverses impulsions qui ont jalonné son œuvre. Cet usage de la biographie de Picasso pour résoudre les énigmes de sa peinture semble particulièrement marqué en ce qui concerne la période "Minotaure" de l'artiste. J'ai choisi de ne pas mêler une étude psychologique de la vie, certes mouvementée, de Picasso avec l'étude iconographique de ses œuvres "minotauresques". Toutefois, il me semble opportun de noter en introduction que c'est bien la tournure de la vie personnelle de l'artiste au début des années trente qui va conduire ce dernier à utiliser la figure du Minotaure dans ses œuvres. En effet, les différentes périodes stylistiques de Picasso, délimitées par une recherche artistique unitaire, correspondent aux relations amoureuses de l'artiste avec une femme particulière.

 

Fernande Olivier, Olga Koklova, Marie-Thérèse Walter, Dora Maar, Françoise Gilot et Jacqueline Roque n'ont pas seulement partagé un moment dans l'existence de l’artiste, elles l'ont stimulé et incité à plonger dans une nouvelle relation, à trouver une nouvelle approche de la vie qui se traduisait par une nouvelle approche de la peinture. Picasso disait de ses tableaux qu'ils étaient les "pages de son journal intime". Il est vrai que sa vie et son œuvre se présentent comme une succession de périodes plus ou moins autonomes qui font école. Périodes bleue, rose, période cubiste, classique ou surréaliste : toutes sont le reflet de ces muses qui ont traversé sa vie. Ainsi, à titre d'exemple, le retour en force du Minotaure (nous verrons en effet que Picasso avait déjà représenté le Minotaure auparavant), dans les tableaux de l'artiste, au début des années trente, va se faire sous la pression d'une crise conjugale de ce dernier avec sa compagne de l'époque, Marie-Thérèse Walter. La jeune femme, enceinte de l'artiste, va amener Picasso à s'interroger sur le sens de sa vie. A ce moment, le peintre est tiraillé entre d'une part, l'amour qu'il lui porte, le désir de partager un foyer avec elle et d'autre part, la peur des nouvelles responsabilités qui vont naturellement lui incomber ainsi que la peur de mettre un terme à sa vie d'artiste nourrie par l'agitation, la spontanéité et une inspiration toujours renouvelée.

 

A travers le thème du Minotaure et notamment, pour ce qui concerne cette époque précise, à travers La Minotauromachie (œuvre gravée, 1935), Picasso va donc dépeindre la complexité des rapports homme-femme, la violence qui s'en dégage, mais aussi un drame de naissance et de mort. Cependant, cette imbrication des relations amoureuses du peintre et des thèmes qu'il aborda dans ses tableaux ne suffit pas, nous le verrons, à épuiser la symbolique du Minotaure.

 

Mais avant de commencer l'interprétation de cette symbolique, il me semble indispensable de rappeler quelles sont les origines de cette figure mythologique.

 

2- La légende du Minotaure

 

Le Minotaure est une antique figure légendaire. La mythologie grecque le représente comme un être hybride, mi-homme, mi-taureau, issu de l'union de Pasiphaé (l'épouse du roi de Crète, Minos) et d'un taureau.

 

L'accouplement des deux êtres put avoir lieu grâce à l'utilisation d'un subterfuge. En effet, Pasiphaé se dissimula à l'intérieur d'une génisse de bois afin de pouvoir attiser l'animal.

 

Lorsque Minos découvrit l'existence du monstre qui avait découlé de cette union contre nature, il décida de faire construire un immense palais au sein duquel il enfermerait le Minotaure. Ce palais devait être si complexe que le monstre ne pourrait jamais en sortir. Seul Dédale, l'architecte qui avait conçu le bâtiment, était susceptible de s'y retrouver.

 

Minos enferma le Minotaure dans ce Labyrinthe. Afin de nourrir le monstre, chaque année, de jeunes hommes et des vierges attiques lui furent sacrifiés, jusqu'à ce qu'aidé d'Ariane, Thésée, un jeune homme qui avait pris place parmi les victimes dans le but de vaincre le monstre, pût le tuer.

 

Picasso s'est fortement inspiré de cette légende pour nombres de ses peintures, mais d'autres légendes lui ont aussi servi de support implicite à ses représentations : celle de l'histoire du centaure Nessus, tirée de la légende d'Hercule, ou encore, celle de l'enlèvement d'Europe (la femme de Zeus avec laquelle il eut trois enfants, dont l'un d'entre eux n'est autre que Minos, le mari de Pasiphaé). Toutes ces légendes ont un point commun : elles relatent toutes trois l'histoire d'une relation contre nature entre un animal ou un être hybride et une femme et introduisent l'idée d'une relation très étroite entre sexualité et violence.

 

Par conséquent, la légende du Minotaure n'a pas été la seule source d'inspiration d'origine mythique pour Picasso. Toutefois, par souci de simplicité et de clarté, je me limiterai à l'utilisation de cette légende en tant que support à l'étude iconographique de la symbolique du Minotaure chez l'artiste.

 

3- Le Minotaure dans l'œuvre de Picasso

 

Avant de débuter l'écriture de ce mémoire, je ne pouvais imaginer à quel point la symbolique du Minotaure est riche de significations et de symboles pour l’artiste. Si cela semble vrai pour l'œuvre de Picasso dans son entier, ce fait prend une plus grande acuité encore lorsque l'artiste décide de s'inspirer de motifs traditionnels. On peut d'ailleurs relever ces propos significatifs tenus par l'artiste lui-même : "comment quelqu'un peut-il pénétrer mes rêves, mes instincts, mes désirs, mes pensées qui ont mis assez longtemps à mûrir et à venir au jour et surtout en déduire ce que je me suis proposé de faire, peut-être contre ma volonté ?" (Christian Zervos : « Conversations avec Picasso », Cahiers d'art, 7-10, 1935).

 

En conséquence, il m'est apparu nécessaire d'effectuer un tri dans l'œuvre du peintre autour des thèmes que j'avais choisi d'aborder pour cette iconographie du Minotaure chez Picasso. Les thèmes choisis seront, je l'espère, susceptibles d'englober la totalité des œuvres "minotauresques" de Picasso, y compris celles dont je en me servirai pas dans ce mémoire. L'idée était de retrouver celles qui sont le plus à même de servir l'identification artistique des thèmes choisis.

 

Les thèmes abordés respectent l'ordre chronologique dans lequel Picasso a peint les tableaux qui seront utilisés pour ce mémoire. En effet, en étudiant chronologiquement les peintures où Picasso avait fait figurer un Minotaure, j'ai eu le sentiment que le personnage mûrissait au cours du temps, passant d'un état presque juvénile à un état de faiblesse ou de fatigue susceptible de s'apparenter à une forme de maturité ou de vieillesse, pour enfin parvenir jusqu'à sa mort, à la fois dans les tableaux eux-mêmes et dans l'inspiration du peintre, ce thème n'étant, après cette période que très rarement repris par l'artiste. La période est pourtant relativement courte, elle s'étend de l'année 1928 à l'année 1938.

 

Une première partie s'attachera à retracer la naissance du Minotaure dans l'œuvre de Picasso et ce qui caractérise la jeunesse de ce personnage, approximativement de 1928 à 1934.

 

Une deuxième partie tentera de décrire la maturité du personnage et sa fin, la maturité s'exprimant à travers une forme de repentir de la part de ce personnage face aux actes que Picasso lui a fait commettre dans les peintures précédentes, et la mort du Minotaure telle qu'elle est représentée dans les tableaux eux-mêmes, mais telle que le personnage se meurt aussi au sein des thèmes de prédilection du peintre.