Naissance et jeunesse du Minotaure

 

A) Naissance et "enfance" du Minotaure

 

1) L'apparition du Minotaure dans l'œuvre de Picasso : la naissance du monstre

 

Le Minotaure apparaît pour la première fois dans l'œuvre du maître à la fin des années vingt. Mais plus qu'une véritable représentation du Minotaure, il s'agit plutôt d'une figure susceptible de représenter un Minotaure. Cette nuance me paraît importante car elle souligne la naissance de la figure de ce monstre issu de la mythologie dans l'œuvre de Picasso. En effet, le Minotaure n'est pas tout de suite apparu tel que le peintre va le représenter ensuite tout au long de la période délimitée en introduction. Il s'agit véritablement de la première "esquisse" de cette figure du Minotaure, signe que l'artiste a quelque peu tâtonné avant de trouver la symbolique qui lui paraisse la plus appropriée à ce qu'il souhaitait mettre en avant dans ces peintures "minotauresques". (Minotaure, Paris, 1er janvier 1928). En outre, il est vrai que cette première représentation n'a strictement rien à voir avec ce qui va constituer le cœur des œuvres "minotauresques" de Picasso.

 

Il s'agit d'un fusain et papier collé sur toile daté du 1er janvier 1928. On y voit, dans un grand format (139 x 230 cm), deux longues jambes dessinées au fusain. Une tête de taureau a été posée directement sur elles avec la vague indication d'un gros cou. Le monstre semble avancer d'un pas énergique.

 

Il se dégage une impression de dynamisme dans cette toile. En effet, la tête et les jambes se rejoignent dans un puissant mouvement vers le haut et vers l'avant, comme si le monstre cherchait à s'enfuir. La tête du Minotaure est intéressante : elle rappelle plus celle d'un gentil bovin, comme ceux que l'on peut croiser dans nos campagnes que celle du monstre velu et sanguinaire qui va faire son apparition peu de temps après dans l'œuvre de Picasso.

 

Quelques mois plus tard, dans le courant du mois d'avril 1928, Picasso va réaliser une autre grande toile (162 x 130, huile sur toile) du même style, celle du Minotaure courant. Picasso y reprend l'idée du mouvement du collage de 1928, mais avec un élan moins dynamique, plus serré. Si la tête et les jambes sont toujours tournées vers le haut et vers l'avant, les pieds pointés sur le sol donnent l'impression d'une démarche moins assurée, plus prudente et moins pressée. En revanche, la tête du Minotaure est plus fine, moins bovine et plus monstrueuse. La gueule est ouverte, soulignant une expression d'effroi. On se rapproche petit à petit du monstre cher à Picasso. Toutefois, on ne peut prétendre de manière certaine qu'il s'agit bien d'un Minotaure. Cependant, le caractère hybride du personnage et l'analogie de sa tête avec celle d'un taureau nous invitent à l'en rapprocher.

 

En réalité, ce n'est qu'en 1933 que la bête va prendre une forme plus intéressante et parfaitement "minotauresque". Le caractère juvénile de son anatomie - elle semble déborder de jeunesse - m'incite à y voir l' "enfance" du monstre dans l'œuvre de Picasso.

 

2) Le perfectionnement de la figure du Minotaure dans l'œuvre de Picasso: l' "enfance" du monstre

 

Le 11 avril 1933, Picasso grave cinq planches intitulées Minotaure avec un poignard. Il s'agit là, il me semble, du véritable Minotaure de Picasso. On y voit en premier lieu un corps d'homme nu et puissant, voluptueusement musclé, laissant parfois apparaître des attributs sexuels masculins de manière provocante. La tête est celle d'un taureau. Elle est beaucoup plus détaillée que celles des précédents Minotaures (1928), et d'une beauté majestueuse, avec sa crinière touffue. Le Minotaure est représenté assis avec son poignard dans quatre des cinq planches. En revanche, dans la cinquième planche, il arbore approximativement la même position que celles des premiers Minotaures : la jambe est tournée vers le haut et vers l'avant. Dans les cinq planches, le Minotaure tient un poignard dans la main droite. Il est parfois représenté avec une queue et parfois sans.

 

On peut dire que ce Minotaure semble en quelque sorte pour Picasso représenter la virilité : il s'agit, à n'en pas douter, d'un mâle fier de l'être, presque souriant, sûr de lui, comme narguant le spectateur abasourdi de tant de beauté et de vitalité débordante.

 

Sa beauté, sa force, sa virilité affichée, associées à cette confiance en soi presque naïve lui donne, il me semble, un air quelque peu juvénile. Comme un adolescent qui vient de découvrir sa qualité d'homme, le Minotaure arbore fièrement sa sexualité et sa vitalité.

 

Cette réapparition du thème du Minotaure est liée à la création de la revue intitulée "Minotaure" et publiée par Tériade et Albert Skira (II s'agit d'une revue se situant dans la  mouvance du surréalisme et qui paraîtra de 1933 à 1939). Picasso s'est servi d'un dessin de ce nouveau Minotaure (c'est-à-dire, plus précisément, le Minotaure assis avec un poignard)  pour le grand collage dont la reproduction a orné la couverture du premier numéro de la revue  "Minotaure", en mai 1933. Brassaï (Gyula Haslasz Brassaï, Conversations avec Picasso, Paris, Gallimard, 1964) raconte les circonstances de la création de ce collage dans ces termes : "Il fit un montage d'un rare bonheur. Sur une planche, il attacha par des  punaises un carton gaufré ... Il posa dessus un de ces burins représentant le monstre, autour  duquel il agença des rubans, des dentelles en papier d'argent et aussi des feuilles artificielles a un peu défraîchies, provenant, me confia-t-il, d'un chapeau démodé et délaissé d'Olga. Lors  de la reproduction de ce montage, il insista beaucoup pour que les punaises y figurent aussi..."

 

Cette représentation du Minotaure, ce collage si réussi constitue pour moi la plus intéressante et la plus belle des peintures "minotauresques" de Picasso. On est immédiatement charmé, il me semble, par la beauté, mais aussi par l'humour qui se dégage de cette reproduction. Le contraste, entre le personnage du Minotaure si fier de lui, mais aussi à l'allure si juvénile, et la manière dont il est épinglé sur le morceau de carton, est étonnant.

 

A ce stade, Picasso ne semble pas s'être encore identifié au monstre ; il ne le fera que plus tard. Ces premières représentations du Minotaure s'apparentent plutôt pour moi à une découverte de cette figure par l'artiste, non sans une certaine dérision et un certain amusement. Leur puissance symbolique est relativement faible : il semble simplement s'agir d'un symbole de virilité, de jeunesse et de puissance.

 

En revanche, par la suite, le Minotaure, en même temps qu'il prend un peu de maturité, à la fois dans l'esprit du peintre et dans la retranscription que ce dernier va en faire, va gagner en richesse symbolique. Il sera désormais étroitement associé à l'idée de la violence, et notamment de la violence envers les femmes.

 

B) La toute-violence du Minotaure envers la Femme et le processus d'identification de Picasso au monstre

 

Entre le 18 et le 21 avril 1933, Picasso dessine une série de scènes de viol, et il grave, en rapport avec ces scènes, une série d'études sur le même thème, qui seront incorporées dans la "Suite Vollard". Le Minotaure n'est pas toujours présent dans les œuvres qui composent cette série, mais la reproduction de certaines scènes de viol, tantôt avec un Minotaure, tantôt avec un homme et tantôt avec un lion, nous amène à donner une signification plus large à la figure du Minotaure.

 

Mais voyons tout d'abord le thème de la violence, avant de nous intéresser au processus d'identification de Picasso avec le Minotaure.

 

1) Le Minotaure, instrument d'expression du conflit de sexes: le thème du viol

 

Les scènes de viol, dessinées par Picasso entre le 18 et le 21 avril 1933 sont d'une atrocité particulière. On y voit tantôt un homme (Le viol, Boisgeloup, 22 avril 1933 ; pointe sèche), tantôt des animaux (Sans titre, Boisgeloup, 19 avril 1933, mine de plomb sur papier), tantôt des êtres hybrides et relativement méconnaissables (Nus, Boisgeloup, 18 avril et 20 avril 1933, mines de plomb sur papier). Tous sont en train d'incorporer des femmes. Dans les deux tableaux intitulés "Nus", les sexes des victime et des bourreaux sont particulièrement mis en valeur et soulignent la violence qui est associé à cet acte sexuel. La manière dont les protagonistes "mâles" enfourchent leurs victimes, en les immobilisant de toute leur force et de tout leur poids, symbolise parfaitement le thème du viol. Le fait que l'un des bourreaux ait figure humaine (il s'agit de l'homme barbu qui figure dans Le viol) incite à penser que l'artiste s'est quelque peu identifié avec le violeur, mais aussi avec l'animal, le Minotaure. Nous reviendrons sur le thème de l'identification de Picasso au Minotaure avec d'autres toiles plus probantes au regard de cette idée, mais ce fait souligne en tout cas la perception violente que Picasso a des relations sexuelles en général et de la femme en particulier. Cette dernière, à la fois soumise, comme le démontre la position de ses bras, et horrifiée, comme l'illustre l'expression de son visage, n'est pas mise en valeur par l'artiste. Son corps nous apparaît comme flasque, en comparaison avec ceux des protagonistes "mâles", et les seules parties de son corps qui sont mises en valeur sont son visage, sa poitrine et son sexe, le visage et le sexe prenant d'ailleurs parfois la même allure : les joues sont bouffies et l'ovale du visage est comme divisé en deux parties distinctes.

 

Deux eaux-fortes réalisées par le peintre dans le mois suivant, respectivement les 23 et 24 mai 1933, le Minotaure attaquant une amazone et le Minotaure aimant une femme, sont à rapprocher de la première série de viol datée d'avril 1933 : même position du protagoniste "mâle" et même attitude à la fois abandonnée et craintive de la femme.

 

Il faut souligner tout de même un détail original dans l'eau-forte datée du 23 mai 1933 on aperçoit en arrière-plan l'arrière-train d'un cheval. Placé dans l'alignement oblique de la femme, il semble la compléter, terminer de la personnifier. (On sait en effet, grâce aux scènes de tauromachie peintes par Picasso, que tandis que le taureau représente le mâle, le cheval représente toujours la femelle. Ces scènes décrivent, avec une grande intensité, la violence, la cruauté des blessures et la mort. En outre, parallèlement, le thème y est toujours plus sexualisé, en même temps que sont fortement soulignés les rôles respectifs de l'homme et de plomb la femme - cf mine de plomb sur papier, 1925).

 

Toutes ces œuvres semblent vouloir représenter le conflit archaïque entre le "sexe fort" et le "sexe faible", entre l'homme et la femme.

 

2) Le processus d'identification de Picasso au Minotaure

 

On parle ici de "processus" car l'identification de l'artiste au monstre ne s'est pas faite du premier coup. Il s'agit, pour ma part, encore une fois, du signe de l'évolution de la figure du Minotaure dans l'esprit du peintre et de la prise de maturité de cette figure.

 

Dans une série de scènes d'atelier, Picasso va représenter un couple nouveau: celui du sculpteur et de son modèle. Le sculpteur caresse son modèle qui arbore elle-même une position alanguie et épanouie (cf Le repos du sculpteur, eau-forte, 1933).

 

Or, en mai 1933, le Minotaure va devenir, dans une nouvelle série d'eaux-fortes, un substitut de cet homme barbu qui personnifiait le sculpteur (cf Minotaure une coupe à la main et jeune femme, eau-forte, 17 mai 1933). Dans cette série, la sensualité sereine et presque repue du sculpteur et de son modèle semblent avoir été communiquées au Minotaure. Il prend des attitudes diverses, mais toujours très éloignées de la violence et de l'ardeur sexuelle qui semblaient auparavant suffire à le personnifier.

 

Ainsi, sur l'eau-forte que j'ai ici choisi de reproduire, on le voit porter une coupe à bout de bras, sous le regard admiratif d'une jeune femme. Tous deux sont nus et allongés sur un lit. On perçoit immédiatement l'analogie entre cette représentation et celle qui compose Le repos du sculpteur. Ainsi, à ce stade, l'identification entre l'artiste et le Minotaure apparaît comme certaine.

 

On arrive là à la période de maturité de la figure du Minotaure dans l'œuvre de Picasso. Mais le développement de cette identification entre le peintre et le monstre va conduire Picasso à bouleverser encore une fois la représentation du Minotaure. En effet, après cette période faite d'inconsciente, de jeunesse, d'ardeur sexuelle, de violence et de jovialité à la fois, c'est une période plus sombre pour le Minotaure qui va désormais s'ouvrir dans l'œuvre de Picasso.