REPENTIR ET FIN DU MINOTAURE

 

Bien entendu, le thème central de la figure du Minotaure, c'est-à-dire celui du conflit homme-femme, de la sexualité, reste présent dans l'œuvre de Picasso (avec notamment, le Minotaure embrassant une femme, gravure au burin, 4 août 1934 et le Minotaure et nu, encre de chine, 1934). Mais il m'est paru intéressant d'explorer le nouveau thème qui se fait jour autour de la figure du Minotaure dans les années qui vont suivre (de 1933 à 1937).

 

A) Sentiment de culpabilité et volonté d'expiation de l’artiste

 

1) Le Minotaure blessé ou l'expiation de ses crimes

 

Il semble que l'identification de l'artiste au monstre ait provoquée chez ce dernier un sentiment de culpabilité et une volonté d'expiation. Ainsi, une eau-forte datée du 25 mai 1933 représente un Minotaure blessé.

 

Le Minotaure y tient un poignard à la main. Mais au lieu de l'arborer fièrement comme dans la série du Minotaure avec un poignard, l'être mi-homme, mi-taureau est agenouillé sur le sol, souffrant de la blessure qu'il vient de s'infliger (ce qui tendrait à prouver ce besoin d'expiation exprimé par l'artiste) ou qui vient de lui être infligée, et cela sous les yeux de deux femmes. Si cette première eau-forte n'est pas très claire en ce qui concerne sa signification, mais aussi en ce qui concerne le lieu dans lequel elle se déroule et que signifie exactement la présence de ces deux femmes, en revanche, l'eau-forte du 29 mai 1933, intitulée le Minotaure vaincu va permettre de préciser certains de ces points obscurs. Tout d'abord, on acquiert, grâce à cette nouvelle eau-forte, la certitude que le Minotaure ne s'est pas blessé lui-même. En effet, à côté du Minotaure qui se tient exactement dans la même position que le "Minotaure blessé", un jeune homme est agenouillé, un poignard à la main.

 

En arrière-plan, ce ne sont plus seulement deux femmes, mais le public d'une arène qui contemple assidûment la scène.

 

Après avoir donné naissance au Minotaure, l'avoir fait grandir, devenir fort, l'avoir fait jouir des plaisirs de la vie tout en étant fier de sa bestialité et de sa virilité, Picasso nous montre ici un Minotaure affaibli. Il se voit vaincu par un jeune homme, sous les yeux de ces mêmes femmes qu'il a autrefois possédées.

 

L'arène s'apparente ici à un tribunal. Le coupable y reçoit sa sentence des mains d'un jeune homme qui n'est autre que le symbole de l'innocence. C'est une main pure et innocente qui inflige au Minotaure son châtiment sous les yeux de ces victimes. Le Minotaure semble payer, ici, pour tous les viols qu'il a commis avec tant d'avidité et de brutalité ; l'arène devient l'autel expiatoire des crimes commis par le Minotaure.

 

2) L'heure du jugement dernier pour le Minotaure

 

A partir de 1934, Picasso va créer une nouvelle interprétation du mythe antique du Minotaure. Dans une œuvre intitulée Minotaure aveugle guidé par une fillette, le Minotaure se trouve à nouveau dans une position de faiblesse. Aveugle, le Minotaure s'appuie sur sa canne avec sa main gauche. De la main droite, il cherche la tête de la petite fille qui le conduit visiblement vers un endroit abrité. La fillette est vêtue d'une robe courte. Tous les commentateurs de cette eau-forte s'accordent à dire que l'enfant a les traits de Marie-Thérèse, la deuxième femme du peintre. A gauche, un jeune garçon, vêtue d'une chemise rayée, observe la scène de manière contemplative et inquiète. Selon les différentes versions de cette même scène produites par le peintre, il se trouve soit à droite, soit à gauche du tableau. A l'arrière-plan, on aperçoit la mer et un voilier, avec deux pêcheurs à son bord qui relèvent leurs filets et rangent leurs voiles.

 

Dans ce tableau, seul le personnage féminin est véritablement "actif". En effet, la petite fille, au regard doux personnifiant l'innocence et la gentillesse, est en mouvement, elle guide le Minotaure aveugle. En revanche, le jeune homme et les deux pêcheurs contemplent la scène sans vouloir intervenir dans son déroulement. Le Minotaure est ici représenté par Picasso de manière totalement monstrueuse : sa tête est démesurée par rapport à son corps. Son bras tendu est très allongé, plus grand que ses jambes. Il avance la tête en avant et le regard vide. II tourne ses yeux morts vers le ciel dans une attitude de douleur qui suscite la pitié. La longueur exagérée du bras souligne l'importance du contact avec la petite fille pour le Minotaure, comme s'il avait peur de la perdre. C'est un peu comme si sa volonté de garder le contact avec son guide lui avait permis d'allonger son bras vers elle de façon surnaturelle.

 

La charge symbolique de cette œuvre est, à mon sens très importante. Le personnage féminin, la petite fille, est dans une position de supériorité : elle est la seule à comprendre vraiment ce qui se passe, elle est centrale dans le tableau, au moins autant que l'est le Minotaure aveugle. Les hommes qui figurent dans l'œuvre, au contraire, restent dans une attitude contemplative, demeurent inactifs. A l'inverse de la série des viols accomplis par le Minotaure, où la femme est dans une situation d'abandon et de souffrance, elle est ici placée dans une position supérieure : elle semble incarner la sagesse, la raison. Il y a eu comme un renversement des rôles entre les personnages féminins et masculins des œuvres "minotauresques".

 

Par la suite, exactement le 23 mars 1935, Picasso va réaliser une œuvre monumentale, la Minotauromachie, dont le Minotaure aveugle guidé par une fillette semble avoir constitué la préparation.

 

Là encore une petite fille figure à peu près dans la même position par rapport au Minotaure. Elle est ici aussi un personnage central. Elle tient une bougie dans la main gauche, dont le Minotaure semble vouloir se protéger, comme si elle constituait une menace pour lui. En revanche, le Minotaure ne provoque pas le même sentiment de pitié que dans la scène précédemment décrite. Il observe les yeux ouverts la scène qui se déroule devant lui.

 

Cette scène est composée de divers éléments. A gauche, on aperçoit un homme qui, tout en contemplant la scène du haut de l'échelle sur laquelle il est juché, tente en même temps de s'échapper. Comme dans le Minotaure aveugle guidé par une fillette, le personnage masculin n'est pas mis en valeur. En haut du tableau, au bord d'une fenêtre, on aperçoit deux femmes qui, elles aussi, contemplent la scène de manière passive. A centre, entre la fillette et le Minotaure, on voit une femme à demi nu, couché sur le dos d'un cheval éventré dont les entrailles ont commencé à déverser sur le sol.

 

Selon Wihelm Boeck (Wihelm Boeck, Picasso, Stuttgart, 1955), Picasso dépeint dans la Minotauromachie la défaite des forces fragiles, mais d'un ordre supérieur (représentées par les symboles féminins), sous l'assaut de la violence massive et brutale (représentée par le monstre mâle à tête de taureau). La tranquillité et la confiance de la jeune fille incarnent une valeur suprême en période de crise, alors que les spectatrices aux colombes et l'homme sur l'échelle - qui représente, par opposition à la fillette, un manque d'assurance et d'identité malgré un haut degré d'intelligence - contemplent la scène sans y participer.

 

On pourrait aussi voir, dans le rassemblement de représentants de l'Homme, de la Femme et de l'Enfant, la symbolisation de l'humanité toute entière menacée par une force surhumaine qui serait incarnée par le Minotaure.

 

J'ai intitulé cette sous-partie "l'heure du jugement dernier pour le Minotaure". En effet, la position du Minotaure dans la Minotauromachie n'est pas sans rappeler une partie de la fresque de la chapelle Sixtine peinte par Michel-Ange. Dans Le Jugement Dernier, fresque située sur la paroi au-dessus de l'autel, l'un des personnages se trouvant près du Christ fait un geste identique, pour se protéger de la lumière qui émane de ce dernier alors qu'il accomplit le geste de damnation.

 

B) La fin du Minotaure

 

1) Le Minotaure perd son caractère mythique

 

Après la Minotauromachie, la figure du Minotaure va perdre son caractère monumental et sa sublimation mythique.

 

Une peinture du 6 avril 1936 le représente en train de tirer une carriole (Minotaure à la carriole, huile sur toile), déménager. On pourrait aujourd'hui comparer sa situation à celle d'un sans-abri qui tire derrière lui, dans son caddie, tout ce qui fait sa richesse. En effet, dans la carriole, on trouve notamment une échelle (symbole cher à Picasso et déjà présent dans la Minotauromachie), un cheval éventré, mais aussi ce qui ressemble à une toile de peinture, ce qui renforcerait, encore une fois l'identification de l'artiste avec ce personnage de légende. En outre, les traits du Minotaure sont, dans cette peinture, très emprunts d'humanité : seuls le cou épais et les cornes postées sur la tête (ainsi, bien évidemment, que le titre de la peinture) nous indique qu'il s'agit bien d'un Minotaure.

 

2) Le personnage apitoyant du Minotaure

 

Dans une très belle toile du 6 mai 1936, le Minotaure et jument morte devant une grotte (encre de chine et gouache sur papier), on retrouve certains éléments qui composaient la Minotauromachie. On voit, en arrière-plan, la mer. Sur la gauche, on trouve aussi l'entrée d'une grotte, au même emplacement que la maison dans la Minotauromachie. Au loin, sur la droite de la peinture, on distingue une jeune femme qui ressemble étrangement à la fillette qui tenait une bougie. Tenant dans son bras droit un vieux cheval mort et éventré, le Minotaure pointe à nouveau la main levée de son bras gauche surproportionné vers la jeune femme. Cette dernière observe la scène à travers un voile qu'elle tient au-dessus de sa tête.

 

Le Minotaure semble revêtir les traits de l'étonnement : ses yeux sont écarquillés au point que son front se plisse, ses narines sont ouvertes.

 

Un détail étonnant figure à gauche de la peinture. On voit deux mains sortir de la grotte. Leur position indique une défense : les mains semblent vouloir retenir l’entrée du Minotaure dans la grotte.

 

Étant donnée la ressemblance de la jeune femme avec la femme du peintre, Marie-Thérèse, on est forcé de voir, dans ce tableau, une nouvelle identification de l'artiste avec le Minotaure. Peut-être a-t-il voulu y transposer ses états d'âme du moment, son sentiment d'incompréhension: les mains le rejettent de la grotte et la jeune femme l'observe, mais à travers un voile...