Les difficultés de la lutte contre la
toxicomanie
Le
problème de la lutte contre la toxicomanie occupe régulièrement le
devant de la scène. Faut-il légaliser les drogues dites «douces» comme le propose l'avocat pénaliste, Francis Caballero, dans son ouvrage intitulé Le droit de la drogue, dont Bernard Poulet rend compte dans L'événement du jeudi (7-13 septembre 1989) ? Faut-il, au contraire, s'en garder à tout prix, comme l'affirme le docteur Francis Curtet, psychiatre, dont Cl. M. Trémois rapporte les propos dans Télérama (n° 2092, 1990) ? Le point de vue du thérapeute n'est bien sûr pas celui du magistrat, essentiellement préoccupé de la bonne marche de l'État. Le
combat est difficile, d'autant plus qu'il est bien difficile de déterminer
une ligne d'action claire. C'est d'ailleurs ce que souligne J.F.
Collinot dans Les clés de l'actualité (n°60, juin 1993) où il met en évidence
la difficulté qu'éprouvent les Douze dans l'élaboration d'une
politique commune dans ce domaine. C'est pourtant un drame, dont le
dessin de Hin, paru dans Télérama
au début des années 80 souligne le caractère aigu, en particulier
dans la jeunesse. Mais le problème n'est pas récent : Baudelaire, en
1851 déjà, publiait dans Le messager de l'Assemblée un article dont on peut penser qu'il est
quelque peu ironique, où il chantait les vertus de notre «drogue
nationale», le vin, associé aux valeurs du Travail et de la vaillance
guerrière, en fustigeant le hachisch, où se réfugie le poète. Les
documents qui nous sont soumis permettent de dégager les raisons pour
lesquelles il est si difficile de lutter contre la toxicomanie. Elles
tiennent à un constat : nous ne sommes d'accord sur rien, ni sur la définition
de la toxicomanie, ni sur ce qu'il convient d'appeler «drogue», ni, a
fortiori, sur les mesures à mettre en œuvre pour en venir à bout. Ce
sont ces zones successives de désaccord qui seront le fil conducteur de
notre synthèse.
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Il
est ainsi frappant de considérer qu'un éminent magistrat, Francis
Caballero, peut s'interroger sur la législation en matière de drogues
sans jamais s'interroger sur les raisons qui poussent certains à s'y
adonner. Son raisonnement prend sa source dans son expérience de
magistrat de très haut niveau, qui s'intéresse essentiellement au
pourrissement économique, politique et social provoqué par la
prohibition, fond de la politique française dans ce domaine. A l'opposé,
le professeur Curtet, psychiatre, est avant tout un thérapeute,
quelqu'un qui se préoccupe de soigner des êtres souffrants. Pour lui,
le toxicomane souffre psychologiquement ; il refuse le monde tel que
nous le lui proposons, il cherche à le fuir, à lui lancer un défi. A
ce titre, il se recrute essentiellement parmi les jeunes, au-delà des
9/10 qui «fument un joint par curiosité» puis abandonnent cette voie
et s'intègrent tant bien que mal au monde tel qu'il est. C'est tout
naturellement un jeune que le dessinateur Hin représente. Le cadre dans
lequel il l'installe va dans le sens du diagnostic du Dr Curtet : son
horizon, ce à quoi il s'adosse, c'est un mur sinistre, sans fin, devant
lequel il est désespérément seul. Tout est fait comme si son seul
soutien, dans un monde qui n'a ni sol ni ciel, était la cigarette (de
marijuana ?) qui, une fois consumée, le laissera «accroché» à une
seringue. La
même confusion règne au niveau européen. J.F. Collinot nous apprend
ainsi que si les Espagnols, les Hollandais et les Italiens, par exemple,
considèrent les toxicomanes comme des «malades» qui ont droit à des
soins, les Français, les Belges et les Irlandais les considèrent comme
des délinquants, voire comme des criminels, qu'il convient de réprimer. Mais
Baudelaire jette sur ce phénomène un regard qui ne peut que troubler
le jeu. En affirmant qu'il existe un «goût frénétique de l'homme
pour toutes les substances, saines ou dangereuses, qui exaltent sa
personnalité, témoignent de sa grandeur», il semble nous dire que tous
les hommes sont toxicomanes. Nous retrouvons là le poète de Spleen et Idéal : l'homme chercherait sans cesse à s'arracher à
son humaine condition, faite de déchéance, en tentant de retrouver par
tous les moyens (et il les a personnellement tous essayés, de l'opium
à la poésie…) la part de divinité dont il a été arraché par le péché
originel.
Mais
s'il est bien difficile (et pourtant essentiel) de définir ce qu'est
exactement un toxicomane, il est tout aussi problématique de qualifier
exactement ce qu'est une drogue.
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Là
encore, Baudelaire nous contraint à un effort inhabituel. Écrivant en
1851, il se fait (par antiphrase ?) le chantre du vin, récompense du
travailleur et du guerrier, en même temps qu'il semble accabler le hachisch,
«isolant» là où le vin est convivial, émoliant lorsque le vin donne
vigueur et courage. En admettant qu'il faille prendre au pied de la
lettre la distinction qu'il opère entre ces deux substances, l'une
saine, l'autre dangereuse, mais toutes deux propres à élever l'homme,
à exalter sa grandeur, on ne peut qu'être troublé par le fait que les
récentes découvertes médicales ont inversé les signes accolés à
ces deux drogues : on souligne aujourd'hui les dangers de l'alcoolisme
(même patriotique !) et l'on est bien près de conclure à l'innocuité
du hachisch… C'est dire que la notion de drogue est en tout cas
sensible au temps qui passe. Cependant,
tandis que l'avocat pénaliste Caballero ne se propose de distinguer les drogues
entre elles que d'un point de vue d'opportunité répressive, le
professeur Curtet, lui, en tant que thérapeute, s'oppose vigoureusement
à ce que la moindre distinction soit faite entre drogues dites «douces»
et drogues dites «dures». Il souligne d'un point de vue strictement
logique qu'il ne peut y avoir prohibition d'une seule catégorie de
drogues, car c'est alors sur cette catégorie que se concentreraient
tous les effets pervers de l'interdiction ; mais il en vient bien vite
à mettre le doigt sur l'argument majeur : autoriser une drogue, c'est
refuser d'entendre le cri, l'appel au secours des toxicomanes. L'État,
mais aussi le médecin, en se faisant «dealers» légaux, diraient
nettement à ces malades qu'ils peuvent faire ce qu'ils veulent. Ce
serait la fin de toute tentative de les soigner. Hin semble rejoindre ce
point de vue. On peut interpréter son dessin comme appuyant la thèse
très répandue selon laquelle la consommation de drogues douces (la
cigarette) mène nécessairement aux drogues dures. On peut aussi y voir
la détresse totale de ce gamin à peine soutenu par la cigarette et
bientôt «accroché» au dernier support qui lui restera : la seringue.
La précarité du support, le corps penché, comme attiré par le vide,
évoquent d'ailleurs le constat fait par le Dr Curtet : c'est une
conduite suicidaire qui s'exprime dans la toxicomanie, constat appelé
par le fait que la mise en échec de la filière française de l'héroïne,
en tarissant dans les années 70 l'approvisionnement, s'est traduite par
une augmentation substantielle du nombre des suicides. Là
encore, les législations européennes sont loin d'être homogènes.
J.F. Collinot remarque que les différents pays de la CEE adoptent des
attitudes fort différentes, qui semblent dictées avant tout par des
traditions culturelles, religieuses ou historiques. Il cite par exemple
l'attitude particulièrement répressive de l'Angleterre vis-à-vis de
l'opium, trace de son passé colonial en Extrême-Orient, où cette
substance a été la cause de ravages dans son corps expéditionnaire,
mais aussi parmi ses diplomates et ses «élites»… Certains
pays autorisent ainsi la détention, la consommation, voire la vente
quasi-publique de certaines substances (comme dans les célèbres coffee-shops
hollandaises), tandis que d'autres, comme la France, n'autorisent ni
l'un ni l'autre.
Si
l'on ne parvient ni à définir ce qu'est un toxicomane ni à s'entendre
sur une qualification des drogues, il est bien entendu difficile de
s'entendre sur les moyens de faire reculer la toxicomanie. Et c'est en
effet une cacophonie totale qui règne dans ce domaine.
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Une
fois encore, l'article de Baudelaire nous est précieux. Qu'il doive être
entendu au premier degré ou comme manifestation de son ironie, il reste
qu'il se fait l'écho d'une réalité incontestable, dont les traces
demeurent : le vin a été et est toujours chanté dans notre pays comme
le dispensateur de nombreux bienfaits. Il faudra attendre le XXe siècle,
et encore bien timidement, pour que le vin soit qualifié de substance
dangereuse, au moins dans l'excès de sa consommation. Distribué généreusement
aux guerriers, récompense officielle des travailleurs de force, piment
des réunions les plus diverses, il est presque une boisson «civique»
! Et il faudrait imaginer un gouvernement bien cynique pour qu'il
distribue plutôt du hachisch… Aussi
n'est-il pas surprenant qu'un avocat comme Francis Caballero n'ait qu'une
approche strictement répressive, en terme d'économie, d'efficacité de
la répression, à opposer à la toxicomanie. Force est de constater que
les propositions du docteur Curtet, lorsqu'il sort de la relation
strictement personnelle avec son patient et s'aventure à faire des
propositions sociales et politiques, sont très platement utopiques.
Proposer que l'on engage la lutte contre le blanchiment de l'argent sale
engendré par le trafic de la drogue, ou que l'on reconvertisse les
agricultures des pays producteurs de drogues, c'est supposer le problème
résolu ! Quant à la nécessité d'informer, les difficultés que l'on
éprouve aujourd'hui à trouver le juste ton pour lutter contre le SIDA
font douter de notre capacité à trouver les voies les plus
susceptibles de convaincre les jeunes de refuser la drogue. Comment
atteindre ce bonhomme si tragiquement seul, si désespérément isolé
dans sa toxicomanie, que nous peint Hin ? J.F.
Collinot nous le confirme : aucune des «solutions» adoptées par les
différents pays de la CEE n'a fait la preuve de son efficacité. Ironie
terrible : certaines mesures adoptées dans un pays, et qui semblent
donner des résultats intéressants, donnent ailleurs des résultats
diamétralement opposés. La Hollande a décidé d'autoriser la
consommation des différents dérivés d'«herbes» et semble
enregistrer un recul des drogues dites «dures» ? L'Espagne, qui a
adopté une attitude semblable, constate un effet exactement inverse.
Doit-on d'ailleurs considérer comme un succès la constitution en
Hollande de véritables poches de clochardisation des drogués, de
sortes de ghettos, dont le Dr Curtet dit qu'ils sont l'effet inévitable
de la décision de légaliser une drogue ?
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Ainsi,
les difficultés de la lutte contre la toxicomanie apparaissent
nettement lorsqu'on étudie ce dossier. Elles tiennent clairement à la
difficulté à s'entendre pour définir le champ d'action, la nature du
mal et les mesures à prendre. N'est-il pas significatif que la réunion
qui a motivé l'article des Clés
de l'actualité, et qui avait pour objectif d'harmoniser l'action
des polices européennes dans la lutte contre la drogue, se soit conclue
par la décision… de ne rien décider ?
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Sans
adhérer pleinement à l'explication très pascalienne que nous propose
Baudelaire, il semble bien que la racine du mal soit dans la condition
humaine elle-même : une frustration, une tension entre ce que l'esprit
permet d'envisager et les limites qu'impose la vie réelle. Peut-on échapper
à cette misère intrinsèque ? Il est certain qu'on ne peut en tout cas
pas se dispenser de tenter par tous les moyens d'améliorer le sort des
hommes, autant qu'il se peut. Mais
le dessin de Hin suscite une autre réflexion : le malheur existe bien,
et avec lui la tentation d'y échapper par de «mauvais» moyens. Mais
qui est derrière le mur ? Qui a mis là cette cigarette et cette
seringue ? Qui profite de cette misère pour l'exploiter et en tirer de
substantiels bénéfices ? On ne peut pas non plus échapper à cette
question : comment en finir avec un système qui exploite tout, et en
particulier les faiblesses humaines, pour y réaliser un profit honteux
? |