Que faire face à la drogue
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Jamais
un état raisonnable ne pourrait subsister avec l'usage du haschisch
Cela ne fait ni des guerriers ni des citoyens. En effet, il est défendu
à l'homme, sous peine de déchéance et de mort intellectuelle, de déranger
les conditions primordiales de son existence, et de rompre l'équilibre
de ses facultés avec les milieux. S'il existait un gouvernement qui eût
intérêt à corrompre ses gouvernés, il n’aurait qu’à encourager
l'usage du haschisch
On
dit que cette substance ne cause aucun mal physique. Cela est vrai,
jusqu’à présent du moins. Car je ne sais pas jusqu'à quel point on
peut dire qu’un homme qui ne ferait que rêver et serait incapable
d'action se porterait bien, quand même tous ses membres seraient en bon
état. Mais c'est la volonté qui est attaquée, et c'est l'organe le
plus précieux. Jamais un homme qui peut, avec une cuillerée de
confitures, se procurer instantanément tous les biens du ciel et de la
terre, n'en acquerra la millième partie par le travail. Il faut avant
tout vivre et travailler.
L’idée
m’est venue de parler du vin et du haschisch dans le même article,
parce qu'en effet il y a en eux quelque chose de commun : le développement
poétique excessif de l'homme. Le goût frénétique de l'homme pour
toutes les substances, saines ou dangereuses, qui exaltent sa
personnalité, témoigne de sa grandeur. Il aspire toujours à réchauffer
ses espérances et à s'élever vers l'infini. Mais il faut voir le résultat.
Voici une liqueur qui active la digestion, fortifie les muscles, et
enrichit le sang. Prise en grande quantité même, elle ne cause que des
désordres assez
courts. Voilà une substance qui interrompt les fonctions digestives,
qui affaiblit les membres et qui peut causer une ivresse de vingt-quatre
heures. Le vin est un support physique, le haschisch est une arme pour
le suicide. Le
vin rend bon et sociable. Le haschisch est isolant. L’un est laborieux
pour ainsi dire, l'autre essentiellement paresseux. À quoi bon, en
effet, travailler, labourer, écrire, fabriquer quoi que soit, quand on
peut emporter le paradis d'un seul coup ? Enfin, le vin est pour le
peuple qui travaille et qui mérite d'en boire. Le haschisch appartient
à la classe des joies solitaires ; il est fait pour les misérables
oisifs. Le vin est utile, il produit des résultats fructifiants. Le
haschisch est inutile et dangereux.
Charles Baudelaire, Le Messager de l’Assemblée, 1851.
En
France, la dénonciation des effets pervers de la prohibition
est un sujet tabou. Ce qui donne la mesure de l'audace des très
austères éditions Dalloz, qui viennent de sortir un surprenant Droit
de la drogue. Avec le sérieux d'un président de Cour de cassation
à la retraite, le professeur Francis Caballero (1) y recense tout ce qu'il
faut savoir sur le sujet.
Mais
surtout il y dénonce le « fiasco » de la prohibition qui a
abouti à « la création d'un monopole criminel de la
distribution des stupéfiants.
Un marché considérable qui assure au crime organisé un
pactole inépuisable [...], si bien qu'en définitive et aussi
paradoxal que cela puisse paraître, la prohibition est l'alliée
objective du trafic. Elle suscite
un deuxième effet pervers, souligne-t-il, en conduisant à une
augmentation considérable de la criminalité et de la délinquance. »
Prudent
et raisonnable, Francis Caballero ne prône pas une
législation sauvage de toutes les drogues, mais il ne peut s'empêcher
de constater que « le système
bancaire est contaminé par le recyclage de
l'argent du trafic ; le coût budgétaire de la lutte anti-drogue
augmente sans cesse ; la
police et les douanes sont incapables d'arrêter plus de 10 % des
drogues en circulation ; les prisons se remplissent alors que l'offre ne
cesse de croître » et des gouvernements entiers sont corrompus. Il
souhaite donc
l'organisation de ce qu’il appelle un « commerce passif »,
l'alignement sur le statut du tabac ou de l'alcool, aboutissant à un
monopole national de production, d'importation et de distribution pour
chaque catégorie de produits, qu'il faudrait d'ailleurs bien mieux
distinguer car « la » drogue n’existe pas: il n'y a pas grand-chose
de commun entre la marijuana et
l'héroïne.
(1) Francis Caballero est avocat pénaliste, spécialiste du droit de la drogue.
Bernard Poulet, L’Événement du jeudi, 7-13 septembre 1989.
Ce
n'est pas un hasard si le discours tenu sur la légalisation de la
drogue coïncide avec l'apparition du sida. On espère éviter ainsi le
partage des seringues. Mais, ce faisant, on lutte contre une maladie en
favorisant un autre phénomène non moins meurtrier. Car la légalisation
de la drogue fera peut-être mal aux narcotrafiquants - mais sûrement
plus mal encore aux toxicos.
Réduire
le problème de la drogue à l'offre, c'est oublier l'essentiel : la
demande. Beaucoup de jeunes disent « non » aux dealers. Ce sont ceux
qui disent « oui » qui font problème. Les 9/10 de ceux qui fument un
joint le font par curiosité
et, si les parents ne dramatisent pas, ils s'arrêtent. Mais ceux qui
prennent de l’héroïne, c'est qu'ils sont mal. Ils savent qu’ils
risquent le sida, la prison... La vie, pour eux, ne vaut pas la peine d'être vécue. Pour qu’elle ait un peu de prix, il leur
faut sans cesse frôler la
mort. Comme James Dean dans La Fureur de Vivre.
Notre
boulot, à nous, thérapeutes, c'est de leur dire: « La drogue
ne résout rien. Elle mène à une impasse. S'il y a des choses
qui ne vont pas dans votre
vie, il existe des gens avec qui parler, pour vous aider à
trouver des issues possibles. »
Mais
on ne peut pas à la fois donner aux jeunes un poison qui ne résout
rien et leur demander de nous faire confiance. Même pendant
la désintoxication, si nous leur donnons de la drogue à doses dégressives,
nous ne sommes plus que des dealers légaux. Et ils n'auront pas envie
de parler avec nous, car c'est exactement comme si on leur disait : «
Votre douleur ne nous intéresse pas. » C'est l'attitude des parents
qui se débarrassent d'un enfant à problèmes avec un billet de 500 F.
Cette
tendance à la législation survient aussi à un moment où certains
pays, comme les États-Unis, connaissent un échec complet dans leur
lutte contre la toxicomanie.
Pourtant,
je crois qu'on peut encore gagner la bataille : 1) en luttant contre le
blanchiment de l'argent; 2) en aidant les pays du tiers monde à
retrouver dignité et autonomie (leur misère fait la richesse des
marchands d'armes et de drogues) ; 3) en développant la prévention.
La
prévention, c'est informer les magistrats, les médecins, les
enseignants ; créer des réseaux de solidarité dans les communes ;
concevoir des émissions pour le grand public. Mais on ne peut plus se
permettre de laisser la responsabilité de ces émissions à des gens
pleins de bonne volonté mais incompétents. Il ne viendrait à l'idée
de personne de confier la prévention du cancer à Rika Zaraï...
Francis Curtet, propos recueillis par Claude-Marie Trémois, Télérama, n° 2092, 1990.
Une
première étape dans la création d'une police européenne (Europol),
qui devait voir le jour en juillet prochain, vient d'être franchie. Le
2 juin dernier, les douze pays de la Communauté économique européenne
(CEE) se sont réunis à Copenhague (Danemark) pour signer un accord sur
l'«Unité européenne des drogues » (UED).
Sa
mission : favoriser la coopération entre les polices des différents États
membres, et éviter que des criminels ne profitent de l'ouverture des
frontières pour échapper à la justice de leurs pays, en allant se réfugier
chez le voisin. En tête des préoccupations : la drogue. Mais il est,
et sera, difficile de trouver les moyens de cette coopération puisque
chaque État a sa propre analyse du phénomène.
Ainsi, l'Espagne, l'Italie ou la Hollande considèrent les toxicomanes comme des « malades », nécessitant un traitement médical. De leur côté, la France, la Belgique ou l'Irlande considèrent les toxicomanes comme des délinquants, méritant d'aller en prison.
Sur
les drogues elles-mêmes, les avis divergent ! Ainsi, l'Espagne,
l'Italie ou la Hollande font la distinction entre les dérivés du
cannabis (haschisch, résine, herbe ... ), considérés comme drogues «
douces » (ne provoquant pas d'accoutumance) - la Hollande autorise même
leur vente libre dans les Coffee Shop... - et les drogues dites « dures
» héroïne, cocaïne...
À
l'inverse, en France, la simple détention d'un morceau de « hasch »
est passible d'une peine de prison de deux mois... Du coup, nombre de
consommateurs français vont aux Pays-Bas acheter leur drogue en toute légalité.
Ces
disparités, dont on pourrait multiplier à l'infini les exemples,
tiennent à l'histoire, la religion, la mentalité... Ainsi, en
Angleterre, le trafic de l'opium fait l’objet d'une législation à
part et très sévère (perpétuité).
Ce
pays se souvient en effet des ravages que cette drogue provoquait du
temps de ses colonies en Chine ou en Inde.
En
Irlande, C'est la rigidité catholique qui impose une législation des
plus sévères. En Hollande, pays de commerçants et de ports
internationaux, le respect des différences conduit à une plus grande
tolérance...
Mais
ce qu'il faut se demander, c'est si l'une ou l'autre de ces expériences
peut servir de modèle et pourrait être appliquée à toute la
Communauté. Là encore, on se heurte à des contradictions énormes.
Ainsi, les Pays-Bas, qui sont qualifiés de « laxistes » par Charles
Pasqua, ministre de l'Intérieur français, ont pourtant vu le nombre de
leurs toxicomanes baisser sensiblement (à Amsterdam, la capitale, il
est passé de 8 000 à 6 000 en dix ans). Alors qu'en Espagne, qui avait
adopté la même politique de tolérance, on a vu pour la même période
le nombre des héroïnomanes multiplié par sept ! Empêtrée
dans ces divergences, Europol risque donc de se voir sérieusement
paralysée dans ses actions. Et l'on voit mal sur quelle base pourrait
s'établir une législation commune. C'est d'ailleurs ce constat qui a
amené à reporter à « plus tard » l'ouverture des frontières en
Europe. Une mesure qui devrait initialement entrer en vigueur au 1er
janvier de cette année.
J.-R Collinot, Les Clés de l'actualité, n° 60, juin 1993.
Dessin
de Hin, paru dans Télérama au début des années 1980. |