Les fantasmes culturels de la nutrition
Dans une synthèse concise et organisée, vous rendrez compte des cinq documents suivants qui posent le problème des goûts et habitudes en matière de nourriture. Puis, dans une brève conclusion, vous exprimerez un avis personnel.
Documents joints
Le bifteck participe à la même mythologie sanguine que le vin. C'est le cœur de la viande, c'est la viande à l'état pur, et quiconque en prend, s'assimile la force taurine. De toute évidence, le prestige du bifteck tient à sa quasi-crudité : le sang y est visible, naturel, dense, compact et sécable à la fois ; on imagine bien l'ambroisie antique sous cette espèce de matière lourde qui diminue sous la dent de façon à bien faire sentir dans le même temps sa force d'origine et sa plasticité à s’épancher dans le sang même de l'homme. Le sanguin est la raison d'être du bifteck : les degrés de sa cuisson sont exprimés, non pas en unités caloriques, mais en images de sang; le bifteck est saignant (rappelant alors le flot artériel de l'animal égorgé), ou bleu (c'est le sang lourd, le sang pléthorique des veines qui est ici suggéré par le violine, état superlatif du rouge). La cuisson, même modérée, ne peut s'exprimer franchement; à cet état contre nature, il faut un euphémisme : on dit que le bifteck est à point, ce qui est à vrai dire donné plus comme une limite que comme une perfection. Manger le bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une morale. Tous les tempéraments sont censés y trouver leur compte, les sanguins par identité, les nerveux et les lymphatiques par complément. Et de même que le vin devient pour bon nombre d'intellectuels une substance médiumnique qui les conduit vers la force originelle de la nature, de même le bifteck est pour eux un aliment de rachat, grâce auquel ils prosaïsent leur cérébralité et conjurent par le sang et la pulpe molle la sécheresse stérile dont sans cesse on les accuse. La vogue du steak tartare, par exemple, est une opération d'exorcisme contre l'association romantique de la sensibilité et de la maladivité : il y a dans cette préparation tous les états germinants de la matière: la purée sanguine et le glaireux de l'œuf, tout un concert de substances molles et vives, une sorte de compendium significatif des images de la préparturition. Comme le vin, le bifteck est, en France, élément de base, nationalisé plus encore que socialisé; il figure dans tous les décors de la vie alimentaire : plat, bordé de jaune, semell6fde, dans les restaurants bon marché; épais, juteux, dans les bistrots spécialisés; cubique, le cœur tout humecté sous une légère croûte carbonisée, dans la haute cuisine; il participe à tous les rythmes, au confortable repas bourgeois et au casse- croûte bohème du célibataire; c'est la nourriture à la fois expéditive et dense; il accomplit le meilleur rapport possible entre l'économie et l'efficacité, la mythologie et la plasticité de sa consommation. De plus, c'est un bien français (circonscrit, il est vrai, aujourd'hui par l'invasion des steaks américains). Comme pour le vin, pas de contrainte alimentaire qui ne fasse rêver le Français de bifteck. À peine à l'étranger, la nostalgie s'en déclare, le bifteck est ici paré d'une vertu supplémentaire d'élégance, car dans la complication apparente des cuisines exotiques, c'est une nourriture qui joint, pense-t-on, la succulence à la simplicité. National, il suit la cote des valeurs patriotiques : il les renfloue en temps de guerre, il est la chair même du combattant français, le bien inaliénable qui ne peut passer à l'ennemi que par trahison. Dans un film ancien (Deuxième Bureau contre Kommandantur), la bonne du curé patriote offre à manger à l'espion boche déguisé en clan- destin français : « Ah, c'est vous, Laurent ! Je vais vous donner de mon bifteck. » Et puis, quand l'espion est démasqué: « Et moi qui lui ai donné de mon bifteck ! » Suprême abus de confiance.
Roland Barthes, « Le bifteck et les frites », Mythologies, Éditions du Seuil, coll. « Points », 1951.
Le goût en matière alimentaire dépend aussi de l'idée que chaque classe se fait du corps et des effets de la nourriture sur le corps, c'est- à-dire sur sa force, sa santé et sa beauté, et des catégories qu'elle emploie pour évaluer ces effets, certains d'entre eux pouvant être retenus par une classe qui sont ignorés par une autre, et les différentes classes pouvant établir des hiérarchies très différentes entre les différents effets : c'est ainsi que là où les classes populaires, plus attentives à la force du corps (masculin) qu’à sa forme, tendent à rechercher des produits à la fois bon marché et nourrissants, les professions libérales donneront leur préférence à des produits savoureux, bons pour la santé, légers et ne faisant pas grossir. Culture devenue nature, c'est-à-dire incorporée, classe faite corps, le goût contribue à faire le corps de classe : principe de classe- ment incorporé qui commande toutes les formes d'incorporation, il choisit et modifie tout ce que le corps ingère, digère, assimile, physiologiquement et psychologiquement. Il s'ensuit que le corps est l'objectivation la plus irrécusable du goût de classe, qu'il manifeste de plusieurs façons. D'abord dans ce qu7il a de plus naturel en apparence, c'est-à-dire dans les dimensions (volume, taille, poids, etc.) et les formes (rondes ou carrées, raides ou souples, droites ou courbes, etc.) de sa conformation visible, où s'exprime de mille façons tout un rapport au corps, c'est- à-dire une manière de traiter le corps, de le soigner, de le nourrir, de l'entretenir, qui est révélatrice des dispositions les plus profondes de l'habitus : c'est en effet au travers des préférences en matière de consommation alimentaire qui peuvent se perpétuer au-delà de leurs conditions sociales de production (comme en d'autres domaines un accent, une démarche, etc.), et aussi bien sûr au travers des usages du corps dans le travail et dans le loisir qui en sont solidaires, que se détermine la distribution entre les classes des propriétés corporelles.
Pierre Bourdieu, La Distinction, Éditions de Minuit, 1979.
Physiologiquement
et biochimiquement, la nutrition de l'Homme
ne diffère que par quelques détails de celle des Mammifères
monogastriques, comme le Rat et le Porc. Les amino-acides, les
vitamines, les minéraux qui lui sont indispensables, ses sources
glucido-lipidiques d'énergie sont les mêmes. Le génome des Mammifères
est identique, pour ce qui est des équipements enzymatiques, des
processus nutritionnels,
à quelques mutations près. Ce
qui est propre à l'Homme tient à quelques particularités. 1)
Il naît et reste longtemps immature. Il va devoir pendant des années dépendre
de sa mère et de son père pour sa nourriture. Comme chez les Abeilles
et les Fourmis, ce comportement va engendrer un système social développé. 2)
C'est le moins spécialisé techniquement des Mammifères. C'est le plus
omnivore des animaux. [...] 3)
Enfin, le comportement alimentaire de l'Homme est très curieusement réglé.
L’eau et le sel mis à part, nous sommes presque totalement
inconscients de nos besoins nutritionnels. Nous ne nous mettons pas à
table pour refaire des réserves épuisées; il nous suffirait alors de
manger toutes les trois semaines pour l'homme, et toutes les six
semaines pour la femme. Nous nous mettons à table et nous choisissons
nos aliments, poussés par des motivations psycho-sensorielles et
symboliques qui ne sont reliées aux motivations biochimiques que par
tout ce que nous sommes.
J. Trémolière, Nutrition humaine, Encyclopédie de la Pléiade, 1969.
Comment
les individus appartenant à une classe ou un groupe apprennent-ils et
intériorisent-ils les goûts caractéristiques de leur classe ? Et
comment expliquer que tous les individus d'une même classe n’aient
pas les mêmes goûts ? Il n’y a pas une réponse, mais des réponses
relevant du biologique, du psychologique et du social. Certains
goûts semblent universels et communs à chaque individu : attirance innée
pour la saveur sucrée et dégoût, également inné, pour la saveur amère. Dans
la prime enfance, les goûts alimentaires ne sont guère différents
d'une classe sociale à l'autre. Il semble bien exister un « goût
enfantin ». Puis, à partir de 2-3 ans, l'enfant refuse tout aliment étranger
à son répertoire alimentaire familier : il apprend à choisir, c'est-à-dire
à réduire le risque au minimum. À tel point qu'on peut se demander
comment ses goûts vont se socialiser. Le plus souvent, ce sera sous
l'influence de ses pairs et bien moins celle de ses parents. Cependant
les goûts varient d'une classe sociale à l'autre. La bourgeoisie
traditionnelle recherche les calories chères et dépense beaucoup pour
l'alimentation ; en revanche, les classes aisées d'après-guerre se
soucient davantage d'équilibre nutritionnel et consacrent moins de
temps à l'alimentation. Les classes populaires préfèrent souvent des
aliments «nourrissants», c'est-à-dire très énergétiques et peu coûteux. Toutefois, l'évolution de l'organisation du travail modifie ces besoins : la force physique n’est presque plus utile et la reconstitution des forces de travail n'a plus lieu d'être. D'où une baisse d'intérêt de l'ouvrier (jeune) pour la nourriture, d'autant que son temps libre peut être utilisé par d'autres activités. Le voilà prêt pour le fast food. Enfin,
le « look » indispensable (mince, jeune et sportif) influe sur les préférences
pour les produits diététiques. Le
choix des nutriments répond donc bien à des besoins nutritionnels et
aux goûts individuels mais il est encore nettement déterminé par la
situation sociale.
Bulletin d’information du ministère de l’Agriculture, octobre 1985.
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