Supplique pour le genre urbain

 

Politesse, civilité, urbanité, ces mots traduisent une indéniable finesse dans les relations à autrui. Ils dérivent étymologiquement de vocables grecs ou latins synonymes de ville, comme polis, civitas, urbs, et montrent que la sociabilité urbaine a longtemps été gage de courtoisie, d'élégance et de raffinement. La cité, de surcroît, a été historiquement considérée comme le siège privilégié, fondateur, d'une civilisation, d'un art de vivre. Rayonnant loin dans les campagnes et les contrées environnantes, elle fascinait par la beauté de ses monuments, ses innovations, sa modernité et le mode de vie de ses habitants.

 

Pourquoi est-elle devenue un symbole de la mal-vie, de l'inconfort, des nuisances et du mal-être ? Pourquoi y trouve-t-on désormais, concentrés, les grands maux sociologiques de notre temps: violence, exclusion, pauvreté, pollution, marginalisation, insécurité, stress, désarroi, solitude... ?

La première cause réside, sans doute, dans sa croissance hallucinante. Au début du xixème siècle, à peine 3 % de la population mondiale était urbanisée ; dans moins de dix ans, plus de la moitié de l'humanité s'entassera dans des villes. Le genre humain sera alors en passe de devenir effectivement un genre urbain. Et le phénomène concerne autant le Nord que le Sud, où les villes, en quelques décennies, ont littéralement explosé. En 1950, six des sept agglomérations de plus de 5 millions d'habitants se trouvaient dans des pays industrialisés (l'exception : Shangai)... La population de Kinshasa a été multipliée par vingt, celle de Lagos par trente, celle d’Abidjan par trente-cinq...

 

Des cités de la démesure ne cessent de croître et de se déployer sans que l'on sache avec précision où se situent leurs confins. Ainsi, si l'on considère la « continuité des constructions », la plus grande amélioration serait Tokyo (24 millions d'habitants), suivie de la mégalopole centrale New York-Philadelphie (23,9 millions), qui est la plus étendue du monde (14 150 km2, presque deux fois la Corse) ; de Sao Paulo (17 millions) ; Mexico (15,9 millions) ; et Séoul (15,3 millions). Structures urbaines gigantesques, babyloniennes, monstrueuses, qui broient littéralement les citadins et en quelque sorte les emprisonnent, les asservissent comme Fritz Lang l'avait pressenti, dès 1930, dans son film visionnaire Métropolis.

Si le phénomène est planétaire, il n'entraîne pas les mêmes conséquences dans les pays riches et dans le tiers-monde. Tandis qu’au Sud le clivage demeure très marqué entre la ville et la campagne, au Nord, le mode de vie des citadins s'est généralisé, même hors des villes. Les commodités et le confort qui étaient l'apanage des capitales et qui fascinaient les ruraux - électricité, eau courante, service d'égouts, téléphone, voies asphaltées... - se sont peu à peu étendus aux petites vines, aux villages et jusqu'aux maisons de ferme. En Europe, en Amérique, au Japon, le standard de vie urbain, prôné par les médias, s’est imposé partout.

 

Mais entre-temps, les villes se dégradaient alors que la concentration des activités économiques continuait d'attirer de nouveaux contingents de citadins. Là où le centre-ville a été restauré et réhabilité, l'augmentation des prix de l'immobilier a fait fuir les habitants les plus modestes vers des banlieues éloignées (43 % des citadins français vivent en banlieue). Lorsque le cœur des villes est demeuré à l'abandon, il s'est gangrené et clochardisé ; toutes sortes d'exclus et de marginaux y trouvant alors refuge dans des immeubles devenus taudis.

 

Dans tous les cas, l'automobile a dévoré l'espace vital tandis que la spéculation immobilière établissait une forte distinction entre quartiers aisés, où les habitants vivent dans un cadre agréable, et cités-banlieues à l'habitat ingrat, monotone, laid, conçu par des architectes et des urbanistes sans talent. Bâties à la va-vite et à l'économie, la plupart de ces cités se sont dégradées, devenant des zones repoussoirs, des sortes de ghettos rassemblant une population qui cumule de nombreux handicaps sociaux : chômage, origine étrangère, jeunesse, qualification nulle...

 

Taudis de centre et cités-banlieues ne constituent pas toute la ville ; ils sont toutefois les symptômes d'un malaise profond de la société. Ils révèlent l'ampleur et les effets de la crise économique et sociale dont chacun prend soudain conscience lorsque éclatent, çà et là, des explosions de violence. Alors le sentiment d'insécurité se généralise ; il se propage à travers les réseaux de transports en commun (métro, RER) et trouve des échos angoissants, paniqués dans les médias. La peur plane sur la ville. Les récentes manifestations de violence dans les banlieues de Lyon et de Paris, au quartier de la gare de Bruxelles, ou à Newcastle en Grande- Bretagne, montrent combien l'effet traumatisant de ces événements peut bouleverser un pays.

 

L’une des conséquences a été la création, en France, d’un ministère de la Ville. Car les pouvoirs publics se demandent comment éviter de se retrouver face à une situation de type américain. En Amérique, la loi du marché (la spéculation immobilière) a transformé les « jungles d'asphalte » en jungles tout court, où les sans-logis se comptent par dizaines de milliers, les pauvres par dizaines de millions et où les poches de grande misère ne cessent de s'étendre. Dans certains quartiers du South-Bronx (New York), le taux de mortalité infantile est déjà supérieur à celui du Bangladesh. Là échouent les naufragés de la compétitivité, les victimes de toutes les discriminations (Noirs et Hispaniques essentiellement) qui sombrent dans l'alcoolisme, la drogue, et surtout la violence. En 1990, 23 200 Américains ont été tués dans les rues des États-Unis. C'est une vraie guerre. Et même pis. Pendant les opérations aériennes de la guerre du Golfe, vingt-quatre soldats américains perdirent la vie ; au cours de la même période, dans la seule ville de Dallas, il y eut cinquante-deux homicides... Le nombre de policiers n’y fait rien. À Los Angeles, il y a déjà un policier pour 417 habitants, à Washington, un pour 126. Est-il surprenant que 79 % des Américains considèrent que la priorité pour leur gouvernement est de « sauver les villes » ?

 

Ignacio Ramonet, Manière de voir, 13 octobre 1991

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