I

 

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles,

La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,

Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles.

On entend dans les bois lointains des hallalis.

 

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie

Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir ;

Voici plus de mille ans que sa douce folie

Murmure sa romance à la brise du soir.

 

Le vent baise ses seins et déploie en corolle

Ses grands voiles bercés mollement par les eaux.

Les saules frissonnants pleurent sur son épaule.

Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

 

Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle.

Elle éveille parfois, dans un aulne qui dort,

Quelque nid d'où s'échappe un petit frisson d'aile,

Un chant mystérieux tombe des astres d'or.

 

II

 

0 pâle Ophélia, belle comme la neige,

Oui, tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !

C'est que les vents tombant des grands monts de Norvège

T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté.

 

C'est qu'un souffle inconnu, fouettant ta chevelure,

A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits ;

Que ton cœur entendait la voix de la Nature

Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits.

 

C'est que la voix des mers, comme un immense râle,

Brisait ton sein d'enfant trop humain et trop doux ;

C'est qu'un matin d'avril un beau cavalier pâle,

Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux.

 

Ciel, Amour, Liberté : quel rêve, ô pauvre Folle !

Tu te fondais en lui comme une neige au feu.

Tes grandes visions étranglaient ta parole.

— Et l'Infini terrible effara ton œil bleu.

 

III

 

Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles

Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,

Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,

La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

 

Arthur Rimbaud (1854 - 1891), Poésies, 1870

 

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