TEXTE 6

Le mausolée souverainiste

 

En moins de cinquante ans (la déclaration de Robert Schuman, fondatrice de l'Europe, date du 9 mai 1950), le sentiment national français s'est métamorphosé plus vite qu'en plusieurs siècles. Il n'a rien perdu de sa vivacité ou de sa vigueur. Il reste prompt à s'enflammer, qu'il s'agisse d'une prouesse sportive, d'une polémique culturelle ou d'une guerre commerciale. Les formes, le contenu même du patriotisme ont pourtant évolué. Si le sentiment national s'impose toujours aisément à toutes les solidarités (régionales, locales, européennes, religieuses, sociales, culturelles), il apparaît aujourd'hui plus ouvert, plus constructif, plus confiant que jadis. Avec la décolonisation, il a abandonné toute dimension impériale ou dominatrice vis-à-vis des pays tiers. Avec la fin de la guerre froide, il a perdu toute connotation belliqueuse, instinctivement antagoniste, inévitablement manichéenne. Avec la naissance de l'Europe, il a substitué tout un réseau d'alliances et d'amitiés, d'intérêts communs aux rapports de force et à l'univers de menaces ou de rivalités avec les puissances voisines qui gouvernaient les mentalités depuis des centaines d'années. Le patriotisme français ne décline pas, il mûrit.

 

C'est ce que les souverainistes refusent de comprendre et ne parviennent même pas à envisager. Pour eux, le monde reste une affreuse tragédie dont la France ne peut être que la victime et la cible. Dans leur représentation de l'univers, la mondialisation nous broie, l'Europe nous efface en nous absorbant, l'Allemagne nous manipule, la Grande-Bretagne nous déteste, les pays sous-développés nous vampirisent, les Etats-Unis nous colonisent. Face aux périls qui s'accumulent, seuls le repli, le refus, le rejet offrent encore une issue de secours. Puisque le ciel tombe chaque jour sur la tête des Gaulois, tout partage de souveraineté devient une trahison, tout changement, une abdication, toute nouveauté, une corruption. L'obsession du déclin ne connaît qu'un seul remède : dire non au XXIe siècle. C'est la logique qui submerge les amis de Charles Pasqua et de Philippe de Villiers et qui taraude un Jean-Pierre Chevènement.

 

L'étrange est que ces patriotes respectables et bons républicains éprouvent si peu de confiance en leur propre nation. La France vient certes de traverser deux décennies et demie cruelles et angoissantes. Beaucoup de blessures et de meurtrissures ont été infligées. Comment nier cependant qu'aujourd'hui la France aille mieux? Comment contester que l'économie tricolore sort durcie mais renforcée de cette terrible épreuve? Etre le quatrième pays exportateur, la quatrième économie du monde avec 60 millions d'habitants, est-ce déshonorant ?

 

Demeurer, au sein de l'Europe, l'un des deux piliers d'une puissance collective émergente, est-ce la descente aux enfers ? L'euro dont les souverainistes nous juraient qu'il allait déclencher l'Apocalypse, nous handicape-t-il ou nous renforce-t-il ? La France a-t-elle perdu son identité en acceptant un partage de souveraineté qui consolide son influence ? Plutôt que d'agiter la nation par l'Europe, les souverainistes ne pourraient-ils concevoir la nation par l'Europe ? Plutôt que d'éclater en imprécations cornéliennes, ne pourraient-ils imaginer que l'espérance collective est meilleure conseillère que la dramaturgie sépulcrale ?

 

ALAIN DUHAMEL, vendredi 12 novembre 1999, Libération