Acte III, Scène 7 (extrait) ROXANE, CHRISTIAN, CYRANO, d'abord caché sous le balcon
ROXANE, entrouvrant sa fenêtre Qui donc m'appelle ? CHRISTIAN Moi. ROXANE Qui, moi ? CHRISTIAN Christian. ROXANE, avec dédain C'est vous. CHRISTIAN Je voudrais vous parler. CYRANO, sous le balcon, à Christian Bien. Bien. Presque à voix basse. ROXANE Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en ! CHRISTIAN De grâce !... ROXANE Non ! Vous ne m'aimez plus ! CHRISTIAN, à qui Cyrano souffle ses mots M'accuser, - justes dieux ! – De n'aimer plus... quand... j'aime plus ! ROXANE, qui allait refermer sa fenêtre, s'arrêtant Tiens, mais c'est mieux ! CHRISTIAN, même jeu L'amour grandit bercé dans mon âme inquiète... Que ce... cruel marmot prit pour... barcelonnette ! ROXANE, s'avançant sur le balcon C'est mieux ! - Mais, puisqu'il est cruel, vous fûtes sot De ne pas, cet amour, l'étouffer au berceau ! CHRISTIAN, même jeu Aussi l'ai-je tenté, mais... tentative nulle : Ce... nouveau-né, Madame, est un petit... Hercule. ROXANE C'est mieux ! CHRISTIAN, même jeu De sorte qu'il... strangula comme rien... Les deux serpents... Orgueil et... Doute. ROXANE, s'accoudant au balcon Ah ! c'est très bien. - Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ? Auriez-vous donc la goutte à l'imaginative ? CYRANO, tirant Christian sous le balcon, et se glissant à sa place Chut ! Cela devient trop difficile !... ROXANE Aujourd'hui... Vos mots sont hésitants. Pourquoi ? CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian C'est qu'il fait nuit, Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille. ROXANE Les miens n'éprouvent pas difficulté pareille. CYRANO Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi, Puisque c'est dans mon cœur, eux, que je les reçoi ; Or, moi, j'ai le cœur grand, vous, l'oreille petite. D'ailleurs vos mots, à vous, descendent : ils vont vite. Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps ! ROXANE Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants. CYRANO De cette gymnastique, ils ont pris l'habitude ! ROXANE Je vous parle, en effet, d'une vraie altitude ! CYRANO Certe, et vous me tueriez si de cette hauteur Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur. ROXANE, avec un mouvement Je descends. CYRANO, vivement Non ! ROXANE, lui montrant le banc qui est sous le balcon Grimpez sur le banc, alors, vite ! CYRANO, reculant avec effroi dans la nuit Non ! ROXANE Comment... non ? CYRANO, que l'émotion gagne de plus en plus Laissez un peu que l'on profite... De cette occasion qui s'offre... de pouvoir Se parler doucement, sans se voir. ROXANE Sans se voir ? CYRANO Mais oui, c'est adorable. On se devine à peine. Vous voyez la noirceur d'un long manteau qui traîne, J'aperçois la blancheur d'une robe d'été : Moi je ne suis qu'une ombre, et vous qu'une clarté ! Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes ! Si quelquefois je fus éloquent... ROXANE Vous le fûtes ! CYRANO Mon langage jamais jusqu'ici n'est sorti De mon vrai cœur... ROXANE Pourquoi ? CYRANO Parce que... jusqu'ici Je parlais à travers... ROXANE Quoi ? CYRANO ... le vertige où tremble Quiconque est sous vos yeux !... Mais, ce soir, il me semble... Que je vais vous parler pour la première fois ! ROXANE C'est vrai que vous avez une tout autre voix. CYRANO, se rapprochant avec fièvre Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège J'ose être enfin moi-même, et j'ose... Il s'arrête avec égarement […]
Edmond Rostand (1868 - 1918), Cyrano de Bergerac, Acte III, scène 7 (extrait), 1897 |