Acte I, Scène III

 

Entre Maria. Jan se retourne brusquement vers elle.

JAN - Tu m'as suivi.

MARIA - Pardonne-moi, je ne pouvais pas. je partirai peut- être tout à l'heure. Mais laisse-moi voir l'endroit où je te laisse.

JAN - On peut venir et ce que je veux faire ne sera plus possible.

MARIA - Donnons-nous au moins cette chance que quelqu'un vienne et que je te fasse reconnaître malgré toi.

Il se détourne. Un temps.

MARIA, regardant autour d'elle. - C'est ici ?

JAN - Oui, c'est ici. J'ai pris cette porte, il y a vingt ans. Ma sœur était une petite fille. Elle jouait dans ce coin. Ma mère n'est pas venue m'embrasser. je croyais alors que cela m'était égal.

MARIA - Jan, je ne puis croire qu'elles ne t'aient pas reconnu tout à l'heure. Une mère reconnaît toujours son fils.

JAN - Il y a vingt ans qu'elle ne m'a vu. J'étais un adolescent, presque un jeune garçon. Ma mère a vieilli, sa vue a baissé. C'est à peine si moi-même je l'ai reconnue.

MARIA, avec impatience. - Je sais, tu es entré, tu as dit - « Bonjour », tu t'es assis. Tu ne reconnaissais rien.

JAN - Ma mémoire n'était pas juste. Elles m'ont accueilli sans un mot. Elles m'ont servi la bière que je demandais. Elles me regardaient, elles ne me voyaient pas. Tout était plus difficile que je ne l'avait cru.

MARIA - Tu sais bien que ce n'était pas difficile et qu'il suffisait de parler. Dans ces cas-là, on dit -: « C'est moi », et tout rentre dans l'ordre.

JAN - Oui, mais j'étais plein d'imaginations. Et moi qui attendais un peu le repas du prodigue, on m'a donné de la bière contre mon argent. J'étais ému, je n'ai pas pu parler.

MARIA - Il aurait suffi d'un mot.

JAN - Je ne l'ai pas trouvé. Mais quoi, je ne suis pas si pressé. Je suis venu ici apporter ma fortune, et si je le puis, du bonheur. Quand j'ai appris la mort de mon père, j'ai compris que j'avais des responsabilités envers elles deux et, l'ayant compris, je fais ce qu'il faut. Mais je suppose que ce n'est pas si facile qu'on le dit de rentrer chez soi et qu'il faut un peu de temps pour faire un fils d'un étranger.

MARIA - Mais pourquoi n'avoir pas annoncé ton arrivée ? Il y  a des cas où l'on est bien obligé de faire comme tout le  monde. Quand on veut être reconnu, on se nomme,  c'est l'évidence même. On finit par tout brouiller en  prenant l'air de ce qu'on n'est pas. Comment ne serais-  tu pas traité en étranger dans une maison où tu te  présentes comme un étranger ? Non, non, tout cela  n'est pas sain.

JAN - Allons, Maria, ce n'est pas si grave. Et puis quoi, cela sert mes projets. je vais profiter de l'occasion, les voir un peu de l'extérieur. J'apercevrai mieux ce qui les rendra heureuses. Ensuite, j'inventerai les moyens de me faire reconnaître. Il suffit en somme de trouver ses mots.

MARIA - n'y a qu'un moyen. C'est de faire ce que ferait le premier venu, de dire : « Me voilà », c'est de laisser parler son cœur.

JAN - Le cœur n'est pas si simple.

MARIA - Mais il n'use que de mots simples. Et ce n'était pas bien difficile de dire : «Je suis votre fils, voici ma femme. J'ai vécu avec elle dans un pays que nous aimions, devant la mer et le soleil. Mais je n'étais pas assez heureux et aujourd'hui j'ai besoin de vous. »

JAN - Ne sois pas injuste, Maria. je n'ai pas besoin d'elles, mais j'ai compris qu'elles devaient avoir besoin de moi et qu'un homme n'était jamais seul.

Un temps. Maria se détourne.

MARIA - Peut-être as-tu raison, je te demande pardon. Mais je me méfie de tout depuis que je suis entrée dans ce pays où je cherche en vain un visage heureux. Cette Europe est si triste. Depuis que nous sommes arrivés, je ne t'ai plus entendu rire, et moi, je deviens soupçonneuse. Oh! pourquoi m'avoir fait quitter mon pays? Partons, Jan, nous ne trouverons pas le bonheur ici.

JAN - Ce n'est pas le bonheur que nous sommes venus chercher. Le bonheur, nous l'avons.

MARIA, avec véhémence. - Pourquoi ne pas s'en contenter ?

JAN - Le bonheur n'est pas tout et les hommes ont leur devoir. Le mien est de retrouver ma mère, une patrie...

Maria a un geste. Jan l'arrête : on entend des pas. Le vieux passe devant la fenêtre.

JAN - On vient. Va-t'en, Maria, je t'en prie.

MARIA - Pas comme cela, ce n'est pas possible.

JAN, pendant que les pas se rapprochent. - Mets-toi là.

Il la pousse derrière la porte du fond.

 

Albert Camus ( 1913 – 1960), Le malentendu (acte I, scène 3), 1943