Acte I, scène 2 - MONSIEUR ORGON, SILVIA, LISETTE

 

Monsieur Orgon. – Eh bonjour ma fille. La nouvelle que je viens t’annoncer te fera-t-elle plaisir ? Ton prétendu arrive aujourd’hui, son père me l’apprend par cette lettre-ci. Tu ne me réponds rien, tu me parais triste ? Lisette de son côté baisse les yeux, qu’est-ce que cela signifie ? Parle donc toi, de quoi s’agit-il ?

Lisette. – Monsieur, un visage qui fait trembler, un autre qui fait mourir de froid, une âme gelée qui se tient à l’écart, et puis le portrait d’une femme qui a le visage abattu, un teint plombé, des yeux bouffis et qui viennent de pleurer ; voilà, Monsieur, tout ce que nous considérons avec tant de recueillement.

Monsieur Orgon. – Que veut dire ce galimatias ? une âme, un portrait : explique-toi donc ! je n’y entends rien.

Silvia. – C’est que j’entretenais Lisette du malheur d’une femme maltraitée par son mari, je lui citais celle de Tersandre, que je trouvai l’autre jour fort abattue, parce que son mari venait de la quereller, et je faisais là-dessus mes réflexions.

Lisette. – Oui, nous parlions d’une physionomie qui va et qui vient, nous disions qu’un mari porte un masque avec le monde, et une grimace avec sa femme.

Monsieur Orgon. – De tout cela, ma fille, je comprends que le mariage t’alarme, d’autant plus que tu ne connais point Dorante.

Lisette. - Premièrement, il est beau, et c'est presque tant pis.

Monsieur Orgon. - Tant pis! rêves-tu avec ton tant pis ?

Lisette. - Moi, je dis ce qu'on m'apprend; c'est la doctrine de Madame, j'étudie sous elle.

Monsieur Orgon. - Allons, allons, il n'est pas question de tout cela. Tiens, ma chère enfant, tu sais combien je t'aime. Dorante vient pour t'épouser; dans le dernier voyage que je fis en province, j'arrêtai ce mariage-là avec son père, qui est mon intime et mon ancien ami; mais ce fut à condition que vous vous plairiez à tous deux, et que vous auriez entière liberté de vous expliquer là-dessus; je te défends toute complaisance à mon égard: si Dorante ne te convient point, tu n'as qu'à le dire, et il repart; si tu ne lui convenais pas, il repart de même.

Lisette. - Un duo de tendresse en décidera, comme à l'Opéra: Vous me voulez, je vous veux, vite un notaire; ou bien: M'aimez-vous? non; ni moi non plus, vite à cheval.

Monsieur Orgon. - Pour moi, je n'ai jamais vu Dorante, il était absent quand j'étais chez son père; mais sur tout le bien qu'on m'en a dit, je ne saurais craindre que vous vous remerciiez ni l'un ni l'autre.

Silvia. - Je suis pénétrée de vos bontés, mon père, vous me défendez toute complaisance, et je vous obéirai.

Monsieur Orgon. - Je te l'ordonne.

Silvia. - Mais si j'osais, je vous proposerais, sur une idée qui me vient, de m'accorder une grâce qui me tranquilliserait tout à fait.

Monsieur Orgon. - Parle, si la chose est faisable je te l'accorde.

Silvia. - Elle est très faisable; mais je crains que ce ne soit abuser de vos bontés.

Monsieur Orgon. - Eh bien, abuse, va, dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l'être assez.

Lisette. - Il n'y a que le meilleur de tous les hommes qui puisse dire cela.

Monsieur Orgon. - Explique-toi, ma fille.

Silvia. - Dorante arrive ici aujourd'hui; si je pouvais le voir, l'examiner un peu sans qu'il me connût; Lisette a de l'esprit, Monsieur, elle pourrait prendre ma place pour un peu de temps, et je prendrais la sienne.

Monsieur Orgon, à part. - Son idée est plaisante. (Haut.) Laisse-moi rêver un peu à ce que tu me dis là. (A part.) Si je la laisse faire, il doit arriver quelque chose de bien singulier, elle ne s'y attend pas elle-même… (Haut.) Soit, ma fille, je te permets le déguisement. Es-tu bien sûre de soutenir le tien, Lisette ?

Lisette. - Moi, Monsieur, vous savez qui je suis, essayez de m'en conter, et manquez de respect, si vous l'osez; à cette contenance-ci, voilà un échantillon des bons airs avec lesquels je vous attends, qu'en dites-vous ? hem, retrouvez-vous Lisette ?

Monsieur Orgon. - Comment donc, je m'y trompe actuellement moi-même; mais il n'y a point de temps à perdre, va t'ajuster suivant ton rôle, Dorante peut nous surprendre. Hâtez-vous, et qu'on donne le mot à toute la maison.

Silvia. - Il ne me faut presque qu'un tablier.

Lisette. - Et moi je vais à ma toilette, venez m'y coiffer, Lisette, pour vous accoutumer à vos fonctions; un peu d'attention à votre service, s'il vous plaît.

Silvia. - Vous serez contente, Marquise, marchons.

 

Marivaux (1688 - 1763), Le Jeu de l'amour et du hasard (acte I, scène 2), 1730