LA CORNICHE

 

- Allez-y, répéta Cressner. Jetez un coup d'œil dans le sac.

Nous nous trouvions dans son appartement, au quarante-troisième étage. Au centre de la pièce, entre le fauteuil de toile sur lequel Cressner se tenait et un canapé tout cuir, il y avait un sac à provisions brun.

- Si vous avez l'intention de m'acheter, laissez tomber tout de suite, dis-je. Je l'aime.

- C'est de l'argent, mais je n'ai pas l'intention de vous acheter. Allez-y. Regardez.

Il fumait une cigarette turque coincée dans un fume-cigarette d'onyx. Il était vêtu d'une robe de chambre en soie sur laquelle était brodé un dragon. Ses lunettes ne cachaient pas son regard calme et intelligent. Il avait exactement l'air de ce qu'il était : un salaud en or massif. J'aimais sa femme et elle m'aimait. Je m'étais attendu à ce qu'il me mette des bâtons dans les roues, je savais que le moment était venu, mais j'ignorais encore le reste.

Je m'approchai du sac et l'ouvris. Des liasses de billets dégringolèrent sur la moquette. Rien que des coupures de vingt dollars. Je ramassai une liasse et comptai dix billets.

- Vingt mille dollars, annonça Cressner.

Je me relevai.

- Pas mal.

- Ils sont à vous.

- Je n'en veux pas.

- Ma femme est au courant.

Je ne fis pas de commentaire. Marcia m'avait prévenu. Il va essayer de jouer au chat et à la souris, avait­elle dit. Et la souris, ce sera toi.

- Comme ça, vous êtes un pro du tennis, dit Cressner. Je crois bien que vous êtes le premier que je vois.

- Vous voulez me faire croire que vos détectives ne vous ont jamais rapporté de photos ?

- Oh! que si ! (Il agita négligemment son fume-cigarette.) Et même un film de vous deux au Bayside Motel. Il y avait une caméra derrière le miroir. Mais il est difficile de se faire une idée avec des photos, vous ne croyez pas ?

- Si vous le dites.

II va attaquer sur tous les fronts, m'avait averti Marcia. C'est sa façon à lui de dérouter les gens. II fera en sorte que tu renvoies la balle là où tu le croiras être, mais il sera déjà ailleurs. Parle aussi peu que possible, Stan. Et souviens-toi que je t'aime.

- Je vous ai fait monter ici, Mr Norris, parce que j'ai pensé que nous devrions avoir une petite conversation d'homme à homme, dont l'un a piqué la femme de l'autre.

Je retins de justesse ma réplique.

- Vous vous êtes plu à San Quentin? demanda Cressner en tirant de paresseuses bouffées de sa cigarette.

- Pas particulièrement.

- Vous y avez passé trois ans pour vol avec effraction, sauf erreur.

- J'ai tout dit à Marcia, répondis-je en regrettant aussitôt mes paroles.

J'étais rentré dans son jeu malgré l'avertissement de Marcia. Quand vous lobez trop court, le smash est imparable.

- J'ai pris la liberté de faire déplacer votre voiture, dit-il en se tournant vers la fenêtre, à l'autre bout de la pièce.

A vrai dire, fenêtre n'était pas le mot, le mur entier était vitré et, au milieu, se trouvait une porte de verre coulissante. Derrière, un balcon grand comme un timbre-poste. Et, au delà, le précipice. Il y avait quelque chose qui me chiffonnait à propos de cette porte, mais je n'arrivais pas à mettre le doigt dessus.

- C'est un immeuble très agréable, dit Cressner. Le système de sécurité est au point. Des caméras de télé partout. Dès que j'ai su que vous étiez dans le hall, j'ai donné un coup de téléphone. Un de mes hommes qui s'entend à faire démarrer une voiture avec un fil de fer a conduit la vôtre dans un parking, à quelques pâtés de maisons d'ici. (Il jeta un coup d'œil sur la pendule qui était accrochée au-dessus du canapé. Il était 8 h 5). A 8 h 20, il appellera la police d'une cabine publique pour attirer son attention sur votre voiture. Dix minu­tes plus tard, ces messieurs de la police découvriront cent cinquante grammes d'héroïne dissimulés dans la roue de secours qui se trouve dans votre coffre. On va beaucoup s'intéresser à vous, Mr Norris.

J'étais fait. J'avais tenté ce que j'avais pu pour lui donner le moins de prise possible mais, finalement, cela avait été un jeu d'enfant pour lui.

- Voilà ce qui arrivera à moins que je n'appelle mon employé pour lui ordonner d'oublier mon premier coup de téléphone.

- C'est-à-dire à moins que je ne vous dise où se trouve Marcia, dis-je. Ne comptez pas là-dessus, Cressner, je n'en sais rien. Vous connaissant, nous en avons décidé ainsi.

- Je l'ai fait suivre par mes hommes.

- Ça m'étonnerait. Nous les avons semés à l'aéroport.

Cressner soupira et ôta la cigarette encore allumée du fume-cigarette pour la jeter dans un cendrier chromé à pied. Pas d'éclats inutiles. Le mégot ou Stan Norris, c'était du pareil au même.

- Effectivement, convint-il. Le vieux truc des toilettes pour dames. Mes sbires ont été extrêmement vexés de s'être laissé prendre à une ruse aussi éculée. C'était tellement évident qu'ils n'y auraient jamais pensé.

Je ne répondis rien. Une fois largués les hommes de Cressner à l'aéroport, Marcia avait pris la navette pour rentrer en ville puis s'était rendue à la gare routière. Elle avait deux cents dollars sur elle, tout ce que j'avais pu retirer de mon compte en banque. Pour deux cents dollars, un Greyhound vous conduit n'importe où dans ce pays.

- Vous êtes toujours aussi. Bavard ? me demanda Cressner, et la réponse semblait vraiment l’intéresser.

- C'est ce que Marcia m'a conseillé.

D'un ton un peu plus sec, il reprit :

- J'imagine que quand la police vous emmènera, vous refuserez de parler en l'absence de votre avocat. Et, lorsque vous reverrez ma femme, ce sera une petite vieille dans un fauteuil à bascule. Est-ce que tout cela est clair dans votre esprit ? Vous n'ignorez sans doute pas que la possession de cent cinquante grammes d'héroïne peut vous valoir dans les quarante ans.

- Ça ne vous rendra pas Marcia.

Il eut un léger sourire.

- Et c'est le nœud de l'affaire, n'est-ce pas ? Vous et ma femme tombez amoureux l'un de l'autre. Vous avez une aventure ..., si on peut appeler une aventure une succession de nuits passées dans des motels minables. Ma femme m'a quitté. Mais vous, vous êtes là. Et, en quelque sorte, vous êtes tout ce qui me rattache encore à elle. Est-ce que je résume bien l'histoire ?

- Je comprends pourquoi elle en a eu marre de vous, dis-je.

A ma grande surprise, il rejeta la tête en arrière et éclata de rire

- Je vais vous étonner, Norris, mais je vous aime bien. Vous êtes vulgaire, vous avez de la repartie, mais je crois que vous avez du cœur. Marcia me l'avait affirmé mais il me restait des doutes. Elle n'a jamais su juger les hommes. Oui .., vous ne manquez pas de verve. Voilà précisément pourquoi j'ai décidé de mener les choses de cette façon. Marcia vous a certainement dit que je suis joueur dans l'âme.

- Oui, en effet.

Je venais de comprendre ce qui clochait avec cette porte au milieu de la baie vitrée. Nous étions en plein hiver et personne n'aurait eu l'idée de prendre le thé sur le bacon du quarante-troisième étage. Pourtant, la contre-porte avait été ôtée.

- Je n'aime pas ma femme, dit Cressner en coinçant attentivement une nouvelle cigarette dans l'embout d'onyx. Ce n'est un secret pour personne et je suis bien sûr qu'elle vous a tenu au courant. Certainement, un homme de votre ... expérience sait qu'une femme satisfaite ne va pas courir le guilledou avec le champion de tennis du coin dès qu'elle a lâché sa raquette. Si vous voulez mon avis, Marcia est une sainte-nitouche, une pleurnicheuse, une fouteuse de merde, une ...

- Je crois que ça suffira.

Il eut un sourire glacé.

- Je vous demande pardon. J'oublie tout le temps que nous parlons de votre bien-aimée. Il est 8 h 16. Un peu nerveux ?

Je haussai les épaules.

- Il tiendra le coup jusqu'au bout, dit-il en allumant sa cigarette. Sans doute vous demandez-vous pourquoi, si j'aime aussi peu Marcia, je ne lui rends pas tout simplement sa liberté ?

- Non, je ne me demande rien de tel.

Cressner me regarda en fronçant les sourcils.

- Vous êtes un salaud égocentrique, repris-je. Un égoïste qui ramène tout à lui-même. Il n'est pas question qu'on prenne ce qui vous appartient. Même si vous n'en voulez plus.

Il rougit puis se mit à rire

- Quinze pour vous, Norris. Bravo.

Je haussai de nouveau les épaules.

- Je vous propose un pari. Si vous gagnez, vous partirez d'ici avec l'argent, la femme, et votre liberté. Mais, de votre côté, c'est votre vie que vous jouez.

Je ne pus m'empêcher de regarder la pendule. II était 8 h 19.

- Très bien.

Que dire d'autre ? Ça ferait au moins gagner du temps pour réfléchir au moyen de sortir d'ici, avec ou sans le fric.

Cressner s'empara du téléphone qui se trouvait der­rière lui et composa un numéro.

- Tony ? Plan numéro deux. Oui.

Il raccrocha.

- Et c'est quoi, le plan numéro deux ? demandai-je.

- Je rappellerai Tony dans un quart d'heure et il enlèvera la substance prohibée du coffre de votre voiture qu'il ramènera là où vous l'aviez laissée. Si je ne le rappelle pas, il avertira la police.

- Vous êtes plutôt méfiant, n'est-ce pas ?

- Soyez raisonnable, Norris. Il y a vingt mille dollars entre nous, sur la moquette. Dans cette ville, on tue pour vingt cents.

- Et à quoi joue-t-on ?

Il eut l'air sincèrement peiné.

- Un défi, Norris, il s'agit d'un défi. Nous ne sommes pas sur un court de tennis.

- Comme vous voudrez.

- Parfait. Il m'a semblé que vous examiniez mon balcon.

- La contre-porte manque.

- Oui, je l'ai retirée cet après-midi. Voilà donc ce que je vous propose : vous allez faire le tour de l'immeuble sur la corniche qui fait saillie juste au-dessous du niveau de cet appartement. Si vous y parvenez, vous décrocherez le gros lot.

- Vous êtes cinglé !

- Tout au contraire. J'ai déjà proposé ce défi à six personnes différentes au cours des douze années que j'ai passées dans cet appartement. Trois d'entre elles étaient des athlètes professionnels, comme vous. Les trois autres étaient des citoyens plus ordinaires, aux professions diverses, mais ayant au moins deux choses en commun : ils avaient besoin d'argent et n'étaient pas dénués de moyens physiques. (Il tira pensivement sur sa cigarette avant de poursuivre) Cinq fois, mon offre fut rejetée. La sixième fois, elle fut acceptée. Les clauses en étaient : vingt mille dollars contre six mois à mon service. J'ai gagné. Le type a jeté un coup d'œil par-dessus la balustrade du balcon et a failli s'évanouir. (Cressner paraissait à la fois amusé et méprisant.) Il disait que tout semblait si petit vu d'ici ... C'est pour ça que ses nerfs ont craqué.

- Et qu'est-ce qui vous fait penser ...

Il me coupa la parole d'un geste irrité

- Norris, vous m'agacez. Si je vous dis que vous allez le faire c'est parce que vous n'avez pas le choix. Soit vous relevez mon défi, soit vous passez quarante ans à San Quentin. Considérez ma femme et l'argent comme des primes que vous vaudra ma bonté naturelle.

- Et qu'est-ce qui me prouve que vous n'allez pas essayer de me doubler ? En admettant que je le fasse, rien ne vous empêchera d'appeler Tony et de lui ordonner de mener à bien votre plan numéro un.

II soupira.

- Mon cher Norris, vous n'êtes qu'un paranoïaque. Je n'aime pas ma femme. Je ne tiens pas le moins du monde à la voir traîner autour de moi. Quant au vingt mille dollars, pour moi, c'est une misère. Mes petites complicités dans la police me coûtent quatre fois ça chaque semaine. Voyez-vous, ce défi ... (Ses yeux s'allumèrent) ce défi n'a pas de prix.

Il me laissa un répit pour méditer ses paroles. Sans doute savait-il que la victime désignée ne tarde jamais à se ranger aux raisons de son bourreau. J'avais trente-six ans, j'étais un cheval de retour du tennis et, sans un petit coup de pouce de Marcia le club n'aurait probablement pas renouvelé mon dernier contrat. Je ne savais rien faire d'autre que jouer au tennis et j'aurais eu du mal à décrocher même un boulot de concierge - surtout avec mon casier judiciaire. Ç'avait été une erreur de jeunesse, mais allez dire ça à votre employeur.

En fait, le plus étonnant de l'histoire était que j'aimais vraiment Marcia Cressner. Il ne m'avait fallu que deux leçons de tennis pour m'éprendre d'elle et, de son côté, cela avait aussi été le coup de foudre. Après trente-six années d'un célibat sans souci, j'étais tombé amoureux de la femme d'un caïd de la pègre.

Le gros matou installé là sur son séant à tirer des bouffées de sa turque d'importation savait tout cela. Et plus encore. Rien ne me prouvait qu'il ne me jouerait pas un mauvais tour si je relevais son défi et le gagnais, mais, dans le cas contraire, je savais fort bien que je me retrouverais au frais dès 10 heures. Et que je ne reverrais pas la lumière du soleil avant la fin du siècle.

- J'ai une question à vous poser, lui dis-je.

- Je vous écoute, Norris.

- Regardez-moi bien dans les yeux et dites-moi si la donne est truquée.

Il me regarda franchement.

- Norris, dit-il calmement, je ne triche jamais.

- Très bien.

Je n'avais pas le choix.

Il était déjà debout, rayonnant.

- Parfait ! Absolument parfait ! Venez, Norris, allons sur le balcon.

A son visage, on devinait qu'il avait vécu cette scène en rêve des centaines de fois et qu'il en savourait maintenant l'accomplissement.

- La corniche a quinze centimètres de large, fit-il avec délice. Je l'ai mesurée moi-même. En fait, j'y ai même posé les pieds, en m'agrippant au balcon, bien sûr. Il vous suffira de vous laisser tomber de l’autre côté de la balustrade en fer forgé, qui vous arrivera alors à la hauteur de la poitrine. Mais, évidemment, au delà de la balustrade, vous n'aurez plus de prise. Vous devrez ensuite progresser centimètre par centimètre.

Mes yeux se posèrent subitement sur un objet qui se trouvait de l'autre côté de la fenêtre ... et qui me glaça le sang. Un anémomètre. L'appartement n'était pas situé très loin du lac et il était suffisamment haut pour qu'aucun immeuble ne lui coupe le vent. Les rafales seraient glaciales et tranchantes comme une lame de rasoir. L'aiguille indiquait « vent fort » mais une bourrasque pouvait momentanément l'incliner jusqu'à  « tempête ».

- Ah ! je vois que vous avez remarqué mon anémomètre, commenta Cressner d'un ton jovial. A vrai dire, nous sommes ici sur la façade la moins exposée. Cette petite brise pourra donc se montrer un peu plus forte en face. Par chance, nous bénéficions d'une nuit plutôt calme. Certains soirs, j'ai vu l'aiguille pointer sur ouragan. Et je puis vous affirmer que, dans ces cas-là, on sent l'immeuble vibrer légèrement.

Sur la gauche, il me désigna l'enseigne lumineuse d'une banque, tout en haut d'un gratte-ciel. Elle indiquait qu'il faisait dix degrés. Mais avec le vent, la température descendrait sans doute au-dessous de zéro.

- Vous avez un manteau ? lui demandai-je.

Je ne portais sur moi qu'une simple veste.

- Hélas! non.

Le thermomètre lumineux du gratte-ciel se métamorphosa en pendule. Il était 20 h 32.

- Il serait préférable de ne pas trop tarder, Norris. Ainsi, je pourrai donner le signal de départ du plan numéro trois. Tony est un garçon sérieux mais parfois impulsif. Vous comprenez ?

Je comprenais parfaitement bien. Trop bien, même.

Mais la pensée d'être libéré des tentacules de Cressner et de retrouver Marcia avec assez d'argent en poche pour pouvoir commencer une nouvelle vie me poussa à faire coulisser la porte vitrée puis à faire un pas sur le balcon. L'air était froid et humide. Le vent me rabattait les cheveux dans les yeux.

- A bientôt, j'espère, lança Cressner derrière moi mais je ne lui fis pas le plaisir de me retourner.

Je m'approchai de la balustrade, évitant de regarder vers le bas. Pour le moment. Je fis quelques exercices respiratoires.

En réalité, il s'agit plutôt d'une forme d'auto-hypnotisme. A chaque inspiration-expiration, vous rejetez les pensées parasites de votre esprit, jusqu'à ce que le vide soit fait et que toute votre attention soit concentrée sur le match. Un à un, j'oubliai l'argent, Cressner, puis, plus difficilement, Marcia - Marcia dont le visage me hantait, me suppliant de ne pas rentrer dans son jeu, m'avertissant que Cressner ne pariait qu'à coup sûr. Mais je ne pouvais me permettre de l'écouter. Si je perdais, je n'aurais pas à payer la tournée. Je ne serais plus qu'une bouillie écarlate au pied d'un immeuble de Deakman Street.

Quand je m'y sentis prêt, je regardai vers le bas.

Le building plongeait jusqu'à la rue comme une abrupte falaise de craie. Les voitures ressemblaient à ces modèles réduits vendus dans des boîtes d'allumettes qu'on trouve dans les bazars. En tombant d'une telle hauteur, on a le temps de prendre conscience de sa chute, de sentir le vent gonfler ses vêtements, de voir la terre monter, de plus en plus vite. On a le temps de pousser un long, long hurlement. Et le corps, en s'écrasant sur le trottoir, fait un bruit de pastèque trop mûre.

Maintenant, je comprenais pourquoi l'autre type avait reculé. Mais son gage ne représentait que six mois de servitude. Ce qui m'attendait, c'était quarante longues années, loin du soleil et de Marcia.

J’examinai la corniche. Elle paraissait terriblement étroite ; je n'avais jamais vu quinze centimètres qui ressemblaient autant à cinq. Au moins l'immeuble était-il plutôt neuf : la corniche ne s'effondrerait pas sous mes pieds.

C’est en tout cas ce que j'espérais.

Je passai par-dessus la balustrade puis me laissai doucement retomber jusqu'à sentir le rebord sous mes semelles. Mes talons dépassaient au-dessus du vide. Le  balcon m'arrivait à la poitrine et je pouvais voir à l'intérieur de l'appartement de Cressner à travers la grille de fer forgé. Il se tenait de l'autre côté de la porte et, une cigarette à la main, m'observait comme un scientifique examine un cochon d'Inde pour savoir quel sera l'effet produit par la dernière injection.

- Appelez Tony, maintenant ! lui criai-je, les mains agrippées à la balustrade. Je ne bougerai pas avant que vous l’ayez fait.

Il traversa la salle de séjour - qui me parut incroyablement chaude, douillette et rassurante - et décrocha le téléphone. Un geste qui d'ailleurs ne me prouvait rien : avec le vent, il me serait impossible d'entendre ce qu'il allait dire. Cressner reposa le combiné puis revint vers moi.

- Voilà, Norris, message transmis.

- J'ose l'espérer.

- Au revoir, Norris ... A tout à l'heure, peut-être.

Le moment était venu. Je m'abandonnai une dernière fois au souvenir de Marcia, ses cheveux châtain clair, ses grands yeux gris, son corps adorable, puis la chassai de mon esprit une fois pour toutes. Comme je chassai l'image du vide. Sonder cet abîme aurait eu tôt fait de me paralyser. Engourdi par le froid, je n'aurais pas tardé à perdre l'équilibre ou, simplement, à m'évanouir de peur. Oui, le moment était venu de rétrécir mon champ de vision. De ne plus penser qu'à une seule

chose : pied gauche, pied droit, pied gauche ...

Je choisis de me déplacer vers la droite, me tenant à la balustrade aussi longtemps que je le pus. Je me rendis très vite compte que l'entreprise aurait été impossible sans mes chevilles musclées de tennisman. Mes talons progressant au-dessus du vide, elles devraient supporter tout mon poids.

Parvenu à l'extrémité du balcon, j'eus un instant l'impression que je ne pourrais pas me passer de cet appui. Mais il le faudrait bien. Quinze centimètres, bon sang, ce n'était pas si mal ! Si la corniche s'était trouvée à un mètre du sol au lieu de cent vingt, me dis-je, j'aurais été capable de faire le tour du bâtiment à l'aise et en quatre minutes. Alors, faisons comme si.

Oui, mais si vous tombez d'un rebord haut d'un mètre, vous vous contentez de dire merde, et vous recommencez. Là-haut, je n'avais droit qu'à une seule tentative.

J'écartai mon pied droit puis fis glisser le gauche, l'amenant tout près du droit. Je lâchai la balustrade. Je levai les bras, plaquant mes paumes ouvertes contre la surface de la paroi.

Une bourrasque me gifla, relevant le col de ma veste contre mon visage, faisant osciller mon corps sur la corniche. Mon cœur sembla s'arrêter, ne recommençant de battre que quand le vent eut faibli. Une rafale plus violente aurait pu m'arracher de mon perchoir et me précipiter dans la nuit. Et, précisément, le vent serait plus fort de l'autre côté.

Je fis pivoter ma tête vers la gauche, pressant la joue contre la façade. Cressner était penché au balcon et il me regardait.

- Vous vous amusez bien ? me demanda-t-il d'un ton enjoué.

Il avait revêtu un pardessus en poil de chameau.

- Je croyais que vous n'aviez pas de manteau.

- Je vous ai menti, répondit-il sur le même ton. Je mens à propos de bien des choses.

- Qu'est-ce que cela veut dire ?

- Absolument rien. Ou peut-être que si, après tout.

- C'est la guerre des nerfs, hein, Norris ? Ne traînez pas trop. Les chevilles se fatiguent vite, elles pourraient vous jouer des tours ...

Il extirpa une pomme de sa poche, y mordit, puis la balança par-dessus la balustrade. Longtemps après, parvint à mes oreilles un petit bruit mat. Cressner gloussa.

Il m'avait déconcentré et, de nouveau, je sentis affleurer les prémices de la panique. Si je laissais déferler la terreur, c'en était fini de moi. Je tournai la tête de l'autre côté et repris mes exercices respiratoires. Sur l'enseigne au néon de la banque, les chiffres indiquaient 20 h 46.

Quand la pendule marqua 20 h 49, j'avais repris le contrôle de moi-même. Cressner devait me considérer comme gelé sur place et, lorsque je recommençai de progresser en direction du coin de l'immeuble, j'entendis le crépitement sarcastique de ses applaudissements.

Le froid me pénétrait. La proximité du lac aiguisait le tranchant des rafales. L'humidité me transperçait de part en part. J'avançai péniblement le long de la paroi. Chacun de mes gestes devait être lent et calculé. Sinon, ce serait la chute.

Quand j'atteignis l'angle du bâtiment, l'horloge indiquait 20 h 52. Tourner ne paraissait pas devoir poser de problèmes - la corniche épousait parfaitement le coin - mais ma main droite m'avertit qu'un vent contraire m'attendait. Si je ne ployais pas l'échine du bon côté, il me paierait mon dernier voyage.

J'attendis que le vent faiblisse, mais il s'y refusa pendant un long moment, comme s'il s'était fait le complice de Cressner. Il me giflait de ses doigts vicieux et invisibles. Enfin, après une bourrasque particulièrement violente qui me fit osciller sur mes orteils, je compris que j'espérais en vain une trêve.

Aussi, dès la première accalmie, fis-je glisser mon pied droit de l'autre côté de l'arête puis, étreignant les deux parois de mes mains ouvertes, fis-je suivre tout mon corps. Je vacillai, soudain pris entre deux vents. L'espace d'une seconde, j'eus l'affreuse conviction que Cressner avait gagné son pari. Je fis un nouveau pas puis me collai tout contre le mur, maîtrisant le souffle qui s'échappait de ma gorge sèche.

C'est alors qu'une sorte d'aboiement se fit entendre, presque dans mon oreille.

Effrayé, je sursautai, à deux doigts de perdre l'équilibre. Arrachées au mur, mes mains battirent frénétiquement l’air. Mais les caprices de la gravité jugèrent bon de me renvoyer contre le mur plutôt que sur le pavé, quarante-trois étages plus bas.

Mes poumons se vidèrent en hoquetant douloureusement. De mes jambes, je ne sentais plus que les tendons des chevilles qui semblaient parcourus de décharges électriques. Jamais je n'avais eu à ce point conscience de ma vulnérabilité. La grande faucheuse était assez proche pour pouvoir lire par-dessus mon épaule.

Je me tordis le cou pour regarder vers le haut et vis Cressner penché à la fenêtre de sa chambre, environ un mètre au-dessus de moi. Il souriait, tenant un mirliton dans la main droite.

- Regardez plutôt où vous mettez les pieds ! me lança-t-il.

Je ne gaspillai pas mon souffle. J'aurais de toute façon été bien incapable de proférer le moindre mot. Mon cœur battait à tout rompre. Je m'éloignai d'un mètre ou deux, pour le cas où il aurait eu l'intention de me pousser. Puis je m'immobilisai et fermai les yeux en attendant d'être à nouveau maître de moi.

Je me trouvais maintenant sur le flanc de l'immeuble. Sur la droite, seules les plus hautes tours de la ville me dominaient. Sur la gauche, je n'apercevais que le cercle sombre du lac et les petits points de lumière qui flottaient à sa surface. Le vent mugissait.

Je contournai l'arête suivante avec beaucoup moins de difficulté. C'est alors que j'éprouvai un violent pincement.

Je sursautai, laissant échapper un cri. Déséquilibré, je fus pris de terreur et, vivement, me collai contre le mur. Un second pincement. Non ..., c'était plutôt un coup de bec ! Je baissai les yeux.

Un pigeon s'était perché sur la corniche et, dans mon désarroi, j'eus l'impression qu'il me fusillait du regard.

Les villes regorgent de pigeons. Ils répugnent à voler et ne vous abandonnent le trottoir qu'avec la mauvaise grâce d'une bande de squatters. Oh ! certainement, vous avez déjà trouvé leur carte de visite sur le capot de votre voiture. Mais, en général, vous n'y prêtez guère attention.

A présent, je me trouvais, terriblement vulnérable, sur son territoire.

Il attaqua de nouveau ma cheville torturée et un fulgurant trait de douleur remonta ma jambe droite.

- Va-t'en, grognai-je. Laisse-moi tranquille.

En guise de réponse, le pigeon revint à la charge. De toute évidence, j'avais viole son domicile : cette partie de la corniche était couverte de fientes.

Un piaillement étouffé se fit entendre au-dessus de ma tête.

Je me tordis le cou autant qu'il m'était possible et levai les yeux. Un bec surgit à quelques centimètres de mon visage et je faillis reculer ... Un pas arrière et les pigeons de l'agglomération auraient pu se vanter d’avoir fait leur première victime. Perchée avec eux sous l'avancée du toit, maman pigeon protégeait sa nichée de pigeonneaux. J'étais, Dieu merci, hors d'atteinte.

Papa pigeon s'acharnait sur ma cheville maintenant couverte sang. Je repris ma progression, espérant que le volatile, effrayé, s'enfuirait. Rien à faire. Ces pigeons de la ville en ont vu d'autres.

L'oiseau reculait au fur et à mesure que j'avançais, ses yeux brillants ne quittant mon visage que lorsque son bec acéré attaquait ma cheville. La douleur s'intensifiait; le pigeon m'arrachait des lambeaux de chair ..., puis, je suppose, les mangeait.

Je ripostai d'un misérable coup de pied. Le pigeon se contenta de battre des ailes puis m'agressa une nouvelle fois. Et, si l'un des deux se sentit près de s'envoler, ce fut moi.

Même en méditant le sujet pendant dix ans, Cressner n'aurait pu concevoir pires tortures. Cette satanée bestiole avait dû me flanquer une bonne soixantaine de coups de bec quand je parvins enfin au balcon de l'autre appartement de l'étage, sur la façade opposée de l'immeuble.

J'eus l'impression d'avoir atteint les portes du paradis. Mes mains étreignirent les froides barres de métal comme si elles risquaient de s'échapper.

Coup de bec.

Le pigeon me fixait avec un air presque suffisant, sûr de mon impuissance et de sa propre invulnérabilité. Cela me rappela l'expression qu'avait eue Cressner quand il m'avait accompagné jusqu'à son balcon.

Crispant les mains sur la balustrade, je lui décrochai un violent coup de pied qui le frappa de plein fouet. Le pigeon émit un piaillement des plus réconfortants et s'éleva dans les airs en battant des ailes. Quelques plumes grises se posèrent sur la corniche, d'autres disparurent dans l'obscurité en décrivant de lentes arabesques.

A bout de souffle, je me hissai sur le balcon et m'écroulai sur place. Malgré le froid, mon corps ruisselait de sueur. Je ne saurais dire combien de temps je restai là, attendant que mes forces reviennent. Je ne voyais plus la pendule de la banque et ne portais jamais de montre.

Je m'assis avant de laisser durcir mes muscles et baissai ma chaussette en grimaçant. Du sang coulait de ma cheville tailladée, mais les blessures paraissaient superficielles. J'eus un moment l’intention de me bander la cheville mais y renonçai finalement.

Si jamais je marchais sur l'extrémité dénouée de ce bandage de fortune ... Je m'occuperais de cela plus tard ; je pourrais même m'offrir pour vingt mille dollars de pansements.

Je me relevai et tentai de percer l'obscurité de l’appartement. Nu, vide, inhabité. Cette fois-ci l’épaisse contre-porte était en place. J'aurais fort bien pu la briser et pénétrer dans les lieux, mais cela aurait signifié perdre le pari. Et l'enjeu n'était pas une si simple somme d'argent.

Ne pouvant plus différer ce moment, j’enjambai la balustrade et retrouvai la corniche. Dépouillé de quelques plumes, le pigeon se tenait sous le nid de sa compagne et me regardait avec rancune. Mais comme il avait vu que je m’éloignais de lui, je  supposai qu'il ne me chercherait plus noise.

Il me fut plus difficile encore de m'éloigner de ce balcon que de celui de Cressner. J'avais conscience de devoir le faire mais mon corps se refusait de toutes ses forces à quitter un abri aussi sûr. Ce fut le visage de Marcia, surgissant de l'obscurité, qui me pressa d'agir.

Je franchis le troisième angle du bâtiment, réprimant avec peine l’envie qui me tenaillait de précipiter l'allure.

Le vent qui balayait le quatrième coin faillit m'être fatal mais la chance était avec moi et, pour la première fois, je sus que j'allais gagner mon pari. Mes mains étaient gelées et mes chevilles en feu, la sueur m'aveuglait mais je savais que j'allais réussir. Je voyais maintenant la lumière jaune qui émanait de l'appartement de Cressner. Au loin, les chiffres lumineux de la pendule indiquaient 22 h 48. Mais il me semblait avoir passé une vie entière sur cette corniche large de quinze centimètres.

« Et si tu as l'intention de me flouer, Cressner, que le ciel te protège ! » Je ne ressentais plus aucune hâte. Pour un peu, je me serais attardé. Il était 23 h 09 lorsque je posai la main droite, puis la gauche, sur la balustrade de fer forgé. Je me hissai, effaçai l'obstacle, m’écroulai avec bonheur sur le sol ... et sentis l'acier froid d’un 45 contre ma tempe.

Le gorille que je découvris en levant les yeux était si laid qu’il aurait certainement mis King-Kong lui-même en fuite.

- Bravo ! me lança de l'intérieur Cressner. Toutes mes félicitations, Norris. (Il applaudit) Fais donc entrer monsieur, Tony.

Tony me remit si brutalement sur pied que mes chevilles faillirent céder. Je dus m'appuyer à la porte vitrée pour entrer.

Cressner se tenait près de la cheminée de la salle de séjour, sirotant un cognac. L'argent avait été replacé dans le sac qui trônait au milieu de la moquette brique.

Le miroir du mur opposé me renvoya mon image. La chevelure en bataille et le visage livide à l'exception de deux taches rouges sur les joues. Une lueur de folie dans les yeux.

Je n'eus pas le loisir de m'attarder car, l'instant d'après, je volais au travers de la pièce. J'atterris sur le fauteuil de toile et le choc me coupa le souffle.

Quand je fus de nouveau en état de parler, je m'écriai :

- Espèce de tricheur ! Tu avais tout combiné, hein ?

- Bien entendu, répondit Cressner en posant délicatement son verre sur le manteau de la cheminée. Mais je ne suis pas un tricheur, Norris. Je ne suis que le malheureux vaincu. Tony n'est là que pour prévenir toute attitude ... maladroite de votre part.

Le menton appuyé sur son poing, il laissa échapper un ricanement. Il avait l'air de tout sauf d'un malheureux vaincu. D'un chat dont le museau est encore barbouillé des plumes du canari, par exemple. Je me levai, sous le coup d'une terreur plus grande encore que celle éprouvée sur la corniche.

- Qu'est-ce que vous manigancez ? prononçai-je lentement. Je ne sais pas quoi, mais vous manigancez quelque chose.

- Pas du tout. On a enlevé l'héroïne de votre voiture, laquelle a réintégré son parking initial. L'argent est là. Il est à vous.

- C'est parfait.

Tony se tenait toujours près de la porte vitrée, sorti tout droit du musée des horreurs. II n'avait pas lâché le colt. Je traversai la pièce, m'emparai du sac puis marchai en vacillant jusqu'à la porte, certain que je n'y parviendrais jamais. Mais, en ouvrant la porte, je ressentis la même impression que quand j'avais contourné le quatrième coin de l'immeuble : j'allais gagner.

Lente et amusée, la voix de Cressner m'arrêta :

- Vous ne pensez quand même pas qu'on puisse encore rouler quelqu'un avec le truc éculé des toilettes pour dames, n'est-ce pas ?

Je me retournai, le sac dans les bras.

- Que voulez-vous dire ?

- Je vous ai dit que je ne trichais jamais et c'est la vérité. Vous avez gagné trois choses, Norris : l'argent, votre liberté et ma femme. Vous avez déjà les deux premières. Maintenant, vous pouvez aller réclamer la troisième à la morgue.

Je le fixai des yeux, incapable de bouger, pétrifié.

- Vous ne pensiez tout de même pas que j'allais vous l'abandonner ? me demanda-t-il d'un ton empreint de pitié. Va pour l'argent, va pour votre liberté ... Mais Marcia, non. Cependant, j'aurai tenu ma promesse. Et quand vous l'aurez fait enterrer ...

Je ne m'approchai pas de lui. Pas encore. Il pouvait attendre. J'allai vers Tony dont le visage exprima une certaine surprise jusqu'au moment où Cressner lui dit d'une voix ennuyée :

- Tue-le, s'il te plaît.

Je lançai le sac qui atterrit sur la main qui tenait l'arme. J'avais cogné fort. Mes bras et mes poignets n'avaient pas beaucoup travaillé, sur la corniche, et c'est ce qu'il y a de plus robuste chez un joueur de tennis. La balle alla se loger dans la moquette et je fus sur lui.

Je fis sauter le revolver de sa main et frappai avec la crosse l'arête de son nez. Il s'écroula en poussant un grognement.

Alors que Cressner avait presque gagné la porte, je tirai une balle au-dessus de son épaule en lui criant :

- Un geste de plus et t'es mort !

Il se montra raisonnable. Quand il se retourna, le caïd aux manières désabusées n'en menait pas large. Il se décomposa encore un peu plus en apercevant Tony qui, étendu sur le sol, s'étranglait en avalant son propre sang.

- Elle n'est pas morte, dit-il précipitamment. Il fallait bien que je me réserve une petite compensation, n'est-ce pas ?

Il eut un sourire forcé.

- Je suis peut-être naïf, dis-je, mais pas à ce point.

Il l'avait tuée, je le savais, et sans Marcia je n'étais plus rien.

D'un doigt qui tremblait légèrement, Cressner désigna l'argent éparpillé autour des pieds de Tony :

- Considérez cela comme un acompte, me dit-il. Je peux vous donner cent mille dollars. Cinq cent mille. Un million, Norris, viré sur un compte en Suisse. Qu'este que vous en dites ?

- Je te fais un pari, Cressner, dis-je lentement.

Il quitta le revolver des yeux pour me dévisager.

- Un ...

- Un pari, répétai-je. Il ne s'agit pas d'un défi mais d'un vulgaire pari. Je te parie que t'es incapable de faire le tour de l'immeuble sur la corniche.

Il blêmit et je crus même qu'il allait s'évanouir.

- Vous ... murmura-t-il.

- Voici les clauses, poursuivis je d'une voix mécanique. Si tu gagnes, je te laisse filer. Qu'est-ce que t'en penses ?

- Non, gémit-il, les yeux agrandis par la peur.

- En ce cas ..., dis-je en armant le colt.

- Non ! cria Cressner en tendant désespérément les mains vers moi. Non ! Arrêtez ! Je ... Je le ferai.

Il passa la langue sur ses lèvres.

Du canon de l'arme, je lui fis signe d'avancer jusqu'au balcon.

- Tu trembles, lui dis-je. Ça ne va pas te faciliter la tâche.

- Deux millions ! articula-t-il péniblement. Deux millions en billets usagés.

- Non, répliquai-je. Pas même pour dix. Mais si tu gagnes, tu es libre.

Une minute plus tard, il se tenait sur la corniche. Il était plus petit que moi ; seuls ses yeux immenses et suppliants et ses mains crispées sur les montants de fer forgé étaient encore visibles.

- Je vous en supplie, souffla-t-il. Tout ce que vous voudrez.

- Ne perds pas de temps, ou tes chevilles ne tiendront pas le coup.

Mais il ne se décida à bouger que lorsque j'eus posé le canon de l'arme contre son front. Il commença à se déplacer vers la droite en gémissant. Je jetai un coup d'œil sur la pendule de la banque. Il était 23 h 29.

Je l'aurais jugé incapable d'aller jusqu'au premier coin. Quand il se résolut enfin à avancer, il progressa par saccades en prenant tous les risques, sa robe de chambre flottant dans la nuit.

Cressner passa le premier angle à minuit une, puis disparut à ma vue ; quarante minutes s'écoulèrent. Je guettai le cri qu'il ne manquerait pas de pousser quand le vent contraire le déséquilibrerait, mais en pure perte. Peut-être le vent était-il tombé. Lorsque je me trouvais sur la corniche, j'avais imaginé que le vent s'était fait le complice de Cressner. Ou peut-être était-ce simplement de la chance.

Il est peut-être déjà arrivé sur l'autre balcon, tout recroquevillé de terreur, incapable de poser de nouveau le pied sur la corniche.

Mais il sait certainement que si je le surprends là quand je pénétrerai dans l'appartement voisin, je l'abattrai comme un chien. Et, à propos de l'autre façade de l'immeuble, je me demande comment Cressner trouve le pigeon.

Ai-je entendu crier ? Je ne sais pas. Peut-être était-ce le vent. Peu importe. La pendule indique minuit quarante-quatre. Bientôt, je vais fracturer la porte de l'appartement contigu et aller jeter un coup d'œil sur le balcon. Mais, pour l'instant, je suis assis sur celui de Cressner, le 45 de Tony à la main. Juste pour le cas où il réussirait à franchir le quatrième angle.

Cressner disait qu'il ne trichait jamais.

Quant à moi, je n'ai jamais rien prétendu de tel.

 

Stephen King, Danse macabre, Williams-Alta 1980