LE VILLAGE ENCHANTÉ

 

Explorateurs d'une nouvelle frontière ! Tel était le nom qu'on leur avait donné avant qu'ils ne s'embarquent pour leur voyage vers Mars.

Après que leur fusée se fut écrasée dans un désert martien, provoquant la mort de tout l'équipage à l'exception - miraculeusement - de lui seul, Bill Jenner cracha ces mots au vent incessant qui soufflait sur ce désert de sable. Et il se maudit de la fierté qui l'avait envahi la première fois qu'il les avait entendu prononcer.

Au fur et à mesure qu'il marchait, sa fureur se dissipa et le noir chagrin qu'il avait ressenti pour ses amis se changea en une douleur sourde. Il comprit peu à peu qu'il avait commis une erreur désastreuse.

Il avait sous-estimé la vitesse de la fusée. Il avait d'abord cru qu'il lui faudrait environ cinq cents kilomètres de vol pour atteindre la mer polaire qu'ils avaient aperçue au cours de la descente. En réalité, le vaisseau avait dû parcourir une distance bien plus considérable avant d'échapper au contrôle de l'équipage et de s'écraser au sol.

Des jours et des jours s'écoulèrent, aussi innombrables dans son esprit que les grains du sable rouge et brûlant qui lui cuisait la peau à travers les lambeaux de ses vêtements. Ce grand épouvantail d'homme continuait à progresser à travers cette immensité aride, il n'abandonnerait pas.

Lorsqu'il atteignit la montagne, ses réserves de vivres étaient épuisées depuis longtemps. II ne lui restait plus qu'une de ses quatre gourdes d'eau, et il n'en humectait parcimonieusement ses lèvres craquelées et sa langue gonflée que lorsque la soif devenait réellement intolérable.

Jenner dut grimper assez haut avant de s'apercevoir que ce qui lui barrait la route n'était pas simplement une dune. Il s'arrêta et, après avoir levé les yeux vers la montagne qui le dominait, il eut peur. Pendant un instant, il eut l'impression que cette marche sans but était désespérée, mais il finit tout de même par atteindre le sommet. Alors il vit en dessous de lui une dépression entourée de collines aussi hautes, ou même parfois plus hautes, que celle au sommet de laquelle il se trouvait. Niché au milieu de cette vallée, il y avait un village.

Il pouvait distinguer des arbres et une cour dallée de marbre. Une vingtaine de maisons se serraient autour de ce qui semblait être une place centrale. La plupart de ces maisons étaient plutôt basses, mais quatre tours de marbre partaient gracieusement à l'assaut du ciel et brillaient sous le soleil.

Un sifflement léger et aigu parvint faiblement aux oreilles de Jenner. Le son monta, redescendit, s'éteignit complètement, puis resurgit, clair mais désagréable. Jenner se mit à courir, le bruit continua à lui écorcher les oreilles, mystérieux et surnaturel.

Glissant sur la roche lisse, il tomba. Il dégringola ainsi sur la moitié de la pente menant au village. Vues de plus près, les maisons paraissaient toujours aussi neuves et luisantes. Leurs murs réfléchissaient fortement la lumière du soleil. De toutes parts fleurissaient des bosquets d'arbres verdâtres chargés de fruits pourpres.

Avec avidité, Jenner courut vers l'arbre le plus proche. De près, l'arbre paraissait sec et cassant. Le volumineux fruit rouge qu'il arracha de la branche la plus basse était pourtant juteux et rebondi.

En le portant à sa bouche il se rappela que, au cours de l'entraînement, on lui avait bien recommandé de ne rien absorber sur Mars, qui n'ait auparavant été analysé chimiquement. Mais cet avis était inutile pour un homme

dont le seul laboratoire chimique disponible était son propre corps.

Néanmoins, l'éventualité d'un danger l'incita à la prudence. Il mordit délicatement une première bouchée. Il la trouva amère et la recracha. Mais une goutte de jus lui brûla les gencives. Il en eut une nausée qui le fit chanceler. Il se mit à trembler et s'étendit à terre avant de tomber de tout son poids. Au bout d'un temps qui parut à Jenner durer des heures, il finit par cesser de trembler et put à nouveau y voir clair. Il regarda l'arbre avec mépris.

La douleur l'abandonna progressivement et il put enfin se détendre. Une douce brise fit bruisser les feuilles sèches. Les arbres proches se joignirent à ce doux concert, et Jenner fut frappé de constater que, dans cette vallée, le vent n'était qu'une caresse comparé à celui qui soufflait dans le désert, de l'autre côté des montagnes.

Jenner se souvint tout à coup du sifflement aigu et modulé qu'il avait entendu un peu plus tôt. Immobile, il écouta attentivement, mais il ne perçut que le bruissement des feuillages. Le bruit aigu avait disparu. Il se demanda s'il ne s'agissait pas d'une sonnerie d'alerté destinée à avertir les villageois de son approche.

Avec anxiété, il se dressa sur ses pieds et chercha des mains son revolver. Il crut que le sol allait s'écrouler : son arme n'était plus là. Il s'affola, puis se rappela vaguement que son arme lui avait déjà fait défaut plus d'une semaine auparavant. Mal à l'aise, il regarda autour de lui : pas un signe de Vie ! Il ne pouvait pas s'enfuir puisqu'il n'avait nulle part où aller. Si c'était nécessaire, il lutterait jusqu'à la mort pour rester dans ce village.

Avec précaution, Jenner avala une petite gorgée de l'eau de sa gourde, humectant à peine sa gorge en feu. Puis il la reboucha et longea une double rangée d'arbres menant vers la maison la plus proche. Il fit un large cercle pour observer le bâtiment sous plusieurs angles. D'un côté, une voûte large et basse s'ouvrait sur l'intérieur où le sol miroitait légèrement.

De l'extérieur, Jenner examina les constructions, restant toujours à une distance respectueuse des voûtes d'entrée. Il atteignit ainsi l'extrémité de la plate-forme de marbre sur laquelle le village était édifié, et il revint en arrière d'un pas décidé. Il était temps d'explorer l'intérieur des maisons.

Son choix se porta sur l'une des quatre tours. En s'en approchant, il s aperçut qu'il devrait se pencher pour y pénétrer.

Les implications de cette découverte le firent hésiter un moment. Ces maisons avaient été construites pour des êtres vivants qui devaient être très différents des êtres humains.

Pourtant, il continua, se pencha et entra dans la tour, tous les sens en éveil.

Il se retrouva dans une pièce sans meubles dont l'un des murs comportait plusieurs murets de marbre assez bas. Ils formaient un groupe de quatre stalles larges et basses. Chaque stalle comportait une auge creusée à même le sol.

La seconde salle était équipée de quatre plans inclinés montant chacun vers une sorte de petite estrade. En tout, il y avait quatre pièces au rez-de-chaussée. De l'une d'elles partait une rampe circulaire montant probablement vers d'autres pièces de la tour.

Jenner n'explora pas les étages. Sa peur de rencontrer des êtres inconnus faisait place à la conviction tout aussi terrifiante qu'il n'en rencontrerait pas. L'absence d'êtres vivants signifiait l'absence de nourriture, et aucune chance de s'en procurer. Avec une hâte frénétique, il se rua de maison en maison, visitant des pièces silencieuses, s'arrêtant de temps à autre pour crier à s'en déchirer les cordes vocales.

A la fin, il n'eut plus aucun doute. Il était seul dans un village désert, sur une planète sans vie, sans nourriture, sans eau - sauf les quelques gouttes qui restaient dans sa gourde - et sans espoir.

Une fois arrivé dans la quatrième et plus petite salle de l'une des, tours, il se rendit compte qu'il avait terminé son exploration. La salle possédait une seule stalle sur l'un des murs. Epuisé, Jenner s'y coucha pour s'y endormir instantanément.

En se réveillant, il fut frappé par deux détails, l'un après l'autre. Tout d'abord, avant même d'ouvrir les yeux, il se rendit compte que le sifflement avait repris, aigu et perçant, à la limite du supportable.

L'autre détail était qu'un fin jet de liquide lui tombait droit dessus du plafond. Le technicien qu'était Jenner n'eut à respirer qu'une seule bouffée pour en reconnaître l'odeur. II se rua hors de la pièce en toussant, les yeux en larmes, le visage brûlant déjà sous la réaction chimique.

En courant, il se saisit de son mouchoir avec lequel il se couvrit le visage.

Une fois dehors, il s'efforça de comprendre ce qui se passait.

 

Le village lui semblait inchangé.

Les feuilles des arbres tremblaient doucement au vent. Le soleil brillait au-dessus d'un pic montagneux. Jenner estima, d'après sa position, que c'était à nouveau le matin et qu'il avait dormi au moins pendant une douzaine d'heures. Un jour blanc et lumineux régnait sur la vallée. A moitié caché par les bosquets d'arbres, le marbre des maisons étincelait.

Il lui sembla être dans une oasis au milieu d'un vaste désert. En fait, c'était bien une oasis, mais pas pour un être humain. Avec ses fruits empoisonnés, c’était plutôt pour lui le jardin des supplices.

II retourna à l'intérieur de la maison et passa la tête dans la pièce où il avait dormi. Le jet de gaz liquide avait cessé, il n'en restait aucune odeur, et l'atmosphère semblait fraîche et propre.

Il franchit le seuil de la pièce, à demi courbé, dans l'intention de faire une expérience. Il avait en tête l'image d'une créature martienne morte depuis longtemps, paressant sur le sol de la stalle tandis qu un jet de gaz se vaporisait sur tout son corps. Le fait que ce gaz fût mortel pour l'homme lui montrait à quel point la vie qui avait fleuri sur Mars devait avoir été étrangère à la race humaine. Mais l'utilité du gaz ne lui semblait faire aucun doute. La créature devait avoir l'habitude de prendre une douche matinale.

A l'intérieur de la salle de bains, Jenner posa un pied dans la stalle. Au moment où ses hanches passaient la petite entrée, un jet de gaz jaunâtre lui tomba droit sur les jambes. Jenner fit un bond en arrière, le gaz cessa de jaillir aussi rapidement qu'il avait commencé.

Jenner fit une nouvelle tentative pour bien s'assurer que ce mécanisme était entièrement automatique. Le gaz jaillit, puis le jet cessa.

Jenner ouvrit une bouche desséchée par la soif.

« Si c'est un mécanisme automatique, pensa-t-il, il doit y en avoir d'autres. »

En prenant une profonde respiration, il s'engouffra dans l'autre pièce. Prudemment, il pénétra dans l'une des deux stalles. Quand il fut à moitié entré, une sorte de brouet remplit l'auge creusée près du mur.

Il contempla cette matière graisseuse avec une fascination horrifiée : de la nourriture - et de la boisson. Il se souvint du fruit empoisonné et éprouva une certaine répulsion, mais il se força à se pencher et à tremper un doigt dans cette matière chaude et humide. Puis il suça son doigt.

La substance avait un goût fade et pulpeux, comme de la fibre de bois bouillie. Elle coula, visqueuse, au fond de sa gorge. Ses yeux s'emplirent de larmes, et ses lèvre s'ouvrirent convulsivement. Il se rendit compte qu'il allait être malade, et il courut vers la porte d'entrée, mais il ne vomit pas.

Une fois dehors, il se sentit flageolant et atrocement déprimé. C'est alors qu'il reprit conscience du sifflement.

Il s'étonna d'avoir pu l'oublier pendant quelques minutes. Il regarda vivement autour de lui pour essayer de déterminer l'origine du son. Mais il ne semblait pas avoir de source sonore précise. Chaque fois qu'il s'approchait d'un point où le sifflement semblait être plus intense, le son faiblissait, ou venait d'ailleurs, peut-être de l'extrémité du village.

Il essaya d'imaginer ce que ces êtres inconnus pouvaient avoir eu l’intention de faire avec un bruit aussi énervant. Bien entendu, ce sifflement ne leur était pas forcément désagréable ...

Il s'arrêta et claqua des doigts, car une idée étrange mais plausible venait de lui traverser l'esprit. Ce bruit pouvait-il être une musique ?

Il joua avec cette idée, essayant d'imaginer le village tel qu'il pouvait se présenter autrefois. Des êtres mélomanes étaient peut-être allés tous les jours à leur travail aux accents de ce qui était pour eux une ravissante mélodie.

Le sifflement hideux persistait, montant et descendant sans cesse. Jenner essaya de mettre des murs entre ce son et lui. Il chercha refuge dans différentes pièces, en espérant au moins que l'une d'elles serait insonorisée. Mais aucune ne l'était. Le sifflement le suivait partout.

Alors il se retira dans le désert, et il dut gravir à moitié l'une des collines avant que le son devienne assez faible pour ne plus le gêner. Là, le souffle coupé mais immensément soulagé, il s'affala sur le sable et pensa :

Et maintenant ?

 

Le spectacle qu'il avait devant les yeux ressemblait à la fois au paradis et à l'enfer. Tout lui était à présent trop familier : le sable rouge, les dunes pierreuses, le petit village étranger, tellement prometteur et si décevant.

Jenner observa ce paysage de ses yeux fiévreux et passa une langue râpeuse sur ses lèvres desséchées. Il savait qu'il était condamné à mourir bientôt s'il ne parvenait pas à modifier les machines à nourriture automatiques qui devaient être dissimulées quelque part dans les murs ou sous les planchers des maisons.

Jadis, un reste de civilisation martienne avait dû survivre dans ce village. Les habitants étaient morts, mais le village avait continué à vivre, se protégeant du sable, continuant à offrir un refuge à tout Martien susceptible d'y parvenir. Mais il n'y avait pas de Martiens. Il n'y avait que Bill Jenner, le pilote de la première fusée des hommes à s'être jamais posée sur Mars.

Il devait faire en sorte que le village produise une nourriture et une boisson qu'il pourrait absorber. Il n'avait d'autres outils que ses mains. Bien qu'il n'eût aucune connaissance en chimie, il devait forcer le village à changer ses habitudes.

Il souleva sa gourde. Il but une goutte d'eau et, comme chaque fois, il lutta contre l'envie de tout avaler d'un trait. Quand il eut gagné une fois de plus ce combat contre lui-même, il se leva et redescendit la colline.

Il calcula qu'il ne pourrait pas tenir plus de quatre jours. D'ici là, il devait conquérir le village.

Il était déjà au milieu des arbres lorsqu'il remarqua soudain que la musique s'était interrompue. Soulagé, il se pencha vers un petit arbuste, l'empoigna solidement - et tira.

L'arbuste vint facilement, emmenant avec lui une plaque de marbre. Jenner vit avec surprise qu'il s'était trompé en pensant que le tronc sortait par un trou dans le marbre : il était tout simplement collé à la surface. Et puis il remarqua aussi que l’arbuste n'avait pas de racine. Presque instinctivement, Jenner baissa les yeux vers l'endroit d'où il avait arraché la plaque en même temps que l'arbuste. A la place, il y avait du sable.

Il jeta l'arbuste, se mit à genoux et plongea les doigts dans le sable qu'il fit couler dans sa main. Il enfouit son bras le plus profondément possible : du sable, il n'y avait que du sable.

Il se releva et arracha frénétiquement un autre arbuste. Celui-ci vint aussi facilement, arrachant un autre morceau de marbre. Lui non plus ne comportait pas de racine et, à sa place, il ne restait que du sable.

Avec une sorte d'incrédulité insensée, Jenner se rua sur un arbre fruitier et poussa dessus de toutes ses forces. Il y eut d'abord une résistance, puis le marbre dans lequel il était planté se fendit et se souleva lentement. L’arbre tomba en bruissant, et ses branches aux feuilles sèches se brisèrent en mille morceaux sur le sol. Là où il s'était dressé, il ne restait que le sable ...

Du sable partout. Une cité bâtie sur du sable. Mars, une planète de sable. Pas seulement du sable, bien sûr. Une végétation saisonnière y avait été observée par télescope près des calottes polaires. Mais elle mourait presque totalement avec la venue de l'été. Il avait d'ailleurs été prévu que la fusée se poserait à proximité de l'une de ces mers peu profondes et dépourvues de marées.

En échappant au contrôle de son équipage, la fusée avait détruit plus qu'elle-même. Elle avait détruit toutes les chances de survie de l’unique rescapé.

 

Jenner sortit lentement de son hébétude. Il pensa alors à quelque chose. Il ramassa un des arbustes qu'il avait arrachés, posa le pied sur le marbre auquel il tenait et tira, d'abord doucement, puis de plus en plus fort.

Le marbre finit par céder, mais il était indubitable que les deux morceaux faisaient partie d'un même tout. L'arbuste n'était qu'une excroissance du marbre.

Du marbre ? Jenner s'agenouilla à côté de l'un des trous qu'il avait créés en arrachant les arbustes, et examina une des sections du marbre. Elle était complètement poreuse : très vraisemblablement de la roche calcifère, mais pas du marbre. Quand il essaya d'en casser un morceau, le marbre changea de couleur. Stupéfait, Jenner fit un bond en arrière. Autour de la cassure, la roche devint jaune orangé et brillante. Indécis, il l'observa un moment, puis la toucha.

Ce fut comme s'il avait plongé ses doigts dans de l'acide bouillant. Il ressentit une douleur aiguë et cuisante et poussa un cri. Sous la douleur persistante, il faillit s'évanouir. Il se tortilla en gémissant. Quand la douleur cessa et qu'il put examiner sa blessure, il s'aperçut que sa peau avait déjà pelé et qu'il avait des cloques. Furieux, Jenner observa la cassure de la roche. Elle restait de la même teinte brillante et jaune orangé.

Le village était sur le qui-vive, prêt à se défendre contre toute attaque.

Soudain épuisé, Jenner rampa vers l'ombre d'un arbre Il n'avait qu’une seule conclusion à tirer de ce qui venait de se passer, et cela défiait presque toute logique : ce village désert était vivant.

Couché sous l'arbre, Jenner essaya d'imaginer un grande masse de substance vivante qui aurait pris des formes de bâtiments s'adaptant au service d'une autre forme vivante, acceptant de tenir le rôle de serviteur, au sens le plus large du terme.

Si le village avait été au service d'une race, pourquoi ne se mettrait-il pas au service d'une autre ? S'il avait pu s'adapter aux Martiens, pourquoi ne s'adapterait-il pas un être humain ?

Bien sûr, il y aurait des difficultés. II pensait bien que les éléments essentiels n'étaient pas disponibles. Pou l'eau, l'oxygène pouvait être fourni par l'air ... Des milliers de composants pouvaient être tirés du sable ... II savait bien que s'il ne trouvait pas de solution, c'était pour lui la mort certaine. Mais il s'endormit comme une masse juste au moment où il commençait à formuler des hypothèses.

Lorsqu'il se réveilla, il faisait nuit noire.

 

Jenner se mit péniblement debout. Une raideur dans ses muscles l'alerta. Il s'humecta la bouche à sa gourde et se dirigea en chancelant vers l'entrée de la maison la plus proche. En dehors du frottement de ses chaussures conte le marbre, le silence était complet.

II s'arrêta brusquement, écouta et regarda. Le vent s'était tu. II ne distinguait pas les montagnes qui entouraient la vallée, mais les maisons étaient encore faiblement visibles, ombres noires dans un monde d'ombres.

Pour la première fois, il eut l'impression que, malgré son nouvel espoir, il ferait peut-être mieux de mourir. Même s'il parvenait à survivre, à quoi devait-il s'attendre ? Il ne se rappelait que trop bien les difficultés qu'il avait eues à susciter un intérêt pour le projet de l'expédition et à rassembler l'énorme somme d'argent nécessaire. II se souvint des problèmes colossaux qui s'étaient élevés lors de la construction du vaisseau spatial, et il prit conscience que la plupart des hommes qui les avaient résolus étaient enterrés quelque part dans le désert martien.

Il pouvait aussi bien s'écouler une vingtaine d'années avant qu'un autre vaisseau quitte la Terre pour atteindre la seule autre planète du système solaire qui ait fourni des signes de la possibilité d'une forme de vie.

Durant ces jours et ces nuits innombrables, durant toutes ces années, il serait seul ici. S'il survivait, il ne pouvait espérer que cela. Mais en cherchant son chemin vers l'une des estrades de l'une des pièces, Jenner s'intéressa à un autre problème :

Comment faire comprendre à un village vivant qu'il devait changer son mode de vie ? D'une certaine manière le village devait déjà avoir compris qu'il abritait un nouveau locataire. Comment lui faire comprendre que ce locataire avait besoin d'une nourriture d'une composition chimique différente de celle servie jusque-là par le village ? Qu'il aimait la musique, mais sur une structure différente ? Et qu'il voulait bien prendre une douche tous les matins, mais une douche d'eau, et pas de gaz toxique ?

Son sommeil fut irrégulier, comme celui d'un malade. Par deux fois, il se réveilla, les lèvres en feu, les yeux brûlants, le corps en nage. Plusieurs fois, il reprit conscience au son rauque de sa propre voix qui pleurait dans la nuit de peur et de colère.

Il songea qu'il était en train de mourir.

 

Il passa ces longues heures nocturnes à s'agiter, se tourner, se tordre, brûlant de fièvre. Lorsque le jour commença à se lever, il fut un peu surpris de se trouver toujours vivant. Il descendit la rampe de l'estrade sur laquelle il avait dormi et se dirigea vers la porte.

Le vent qui soufflait était froid et piquant, mais sa fraîcheur fut agréable à son visage brûlant. Il se demanda si son sang comportait encore suffisamment de pneumocoques pour qu'il attrape la pneumonie. Il jugea que non.

Au bout d'un moment, il frissonna. Il revint dans la maison et remarqua pour la première fois que, malgré l'absence de portes, le vent ne pénétrait pas dans le bâtiment. Les pièces étaient fraîches, mais dépourvues de courants d'air.

De là, il se demanda d'où venait la terrible chaleur de son corps. Il se pencha sur la sorte de couche où il avait passé la nuit : en quelques secondes, il sentit la température monter à plus de cinquante degrés.

Il redescendit de la couche, frappé par sa propre stupidité. Il devait avoir transpiré au moins la moitié de l'eau de son corps sur ce lit-fournaise.

 

Ce village n'était pas fait pour les êtres humains. Ici même les lits étaient chauffés pour des créatures accoutumées à des températures bien plus fortes que celles qui convenaient à l'homme.

Jenner passa la majeure partie de la journée à l'ombre d'un arbre. Il se sentait complètement épuisé et ne pensait à son problème que de loin en loin. Lorsque le sifflement reprit, il en fut d'abord gêné, mais il était trop fatigué pour faire l'effort de s'en éloigner. Parfois même, il l'entendait à peine, tant ses sens étaient affaiblis.

 

Tard dans l'après-midi, il se rappela les arbustes et l'arbre qu'il avait arrachés la veille. Il humecta sa langue gonflée de quelques ultimes gouttes d'eau qui demeuraient dans sa gourde, se leva avec raideur et alla jeter coup d'œil sur ce qui restait de ces arbres.

Il n'en restait rien. Il ne retrouva même pas les trous. Le village vivant avait absorbé en lui-même le tissu mort et réparé les blessures de son corps.

Cette découverte galvanisa Jenner. Il se remit à réfléchir ... aux mutations, aux réadaptations génétiques, aux adaptations des êtres vivants à de nouveaux environnements. Avant que la fusée ne quitte la Terre, il avait suivi des cours à ce sujet, des conférences assez générales destinées à familiariser les explorateurs avec les problèmes auxquels ils pourraient se trouver confrontés sur une planète étrangère. Le principe de base était très simple : s'adapter ou mourir.

Le village devait s'adapter à lui. Il doutait de pouvoir le dénaturer sérieusement, mais il pouvait toujours essayer. Son propre instinct de conservation exigeait un comportement agressif.

Frénétiquement, Jenner entreprit de fouiller ses poches. Avant de quitter la fusée, il s'était muni d'un petit équipement de survie : un couteau de poche, un quart métallique pliant, une radio à transistors, et une minuscule super-pile électrique qui pouvait être rechargée au moyen d'un volant attenant, pour laquelle il avait emporté, entre autres choses, un puissant briquet électrique.

Jenner brancha le briquet à la pile et en promena délibérément l'extrémité chauffée au rouge le long de la surface du marbre. La réaction fut rapide. Cette fois, la substance tourna carrément au pourpre. Lorsque toute une section du sol eut changé de couleur, Jenner se dirigea vers l'auge de la stalle la plus proche, y pénétrant suffisamment pour en déclencher le mécanisme.

Il y eut un certain délai avant que la nourriture se mette à couler dans l'auge. Mais il fut alors clair pour Jenner que le village vivant avait compris la raison de ce qu'il venait de faire. La nourriture était à présent pâle et crémeuse, et non plus grise et gluante comme la première fois.

Jenner y trempa le doigt, mais le retira aussitôt en poussant un cri. La douleur piquante persista un bon moment. La question vitale était la suivante : le village lui avait-il délibérément offert une nourriture toxique, ou bien essayait-il au hasard de lui plaire ?

Il prit la décision d'offrir une seconde chance au village et il pénétra dans la stalle suivante. Cette fois-ci, la substance qui s'écoula était plus nettement jaune. Elle ne lui brûla pas le doigt, mais après y avoir goûté, Jenner la recracha. Il eut l'impression qu'on lui avait offert une soupe constituée d'un mélange graisseux de craie et d'essence.

Ce goût désagréable lui donna plus soif que d'habitude. Désespéré, il sortit au-dehors et déchira sa gourde, à la recherche de la moindre trace d'humidité. Dans son affolement désordonné, il laissa tomber quelques précieuses gouttes d'eau sur le sol de la cour. II s agenouilla et, sans hésiter, lécha le marbre.

Une minute plus tard, il léchait encore, et il y avait encore de l'eau sur le sol.

Il s'en rendit compte brusquement. Il se leva et regarda avec étonnement les gouttelettes d'eau qui s'étalaient sur la douce roche. Sous ses yeux, une goutte de plus, sortie de la surface apparemment solide du sol, s'irisa à la lumière du soleil couchant.

Jenner se pencha et, du bout de la langue, épongea chaque goutte visible. Il resta longtemps la bouche contre le marbre, léchant une à une les petites gouttes d'eau que le village faisait naître pour lui.

Le soleil blanc disparut derrière une colline. La nuit tomba comme un noir rideau de théâtre. L'air se rafraîchit, puis devint rapidement glacial. Jenner trembla tandis que le vent transperçait ses vêtements en lambeaux. Mais il ne cessa de lécher que lorsque le sol s'affaissa devant lui.

Il se releva surpris et trébucha dans l'obscurité. La roche s'était littéralement effritée. De toute évidence, la substance du sol s'était vidée de son eau disponible et, par le fait même, s'était désintégrée. Jenner calcula qu'il avait dû boire en tout dans les trente centimètres cubes d'eau.

C'était une démonstration convaincante de la volonté du village de lui être agréable, mais il devait en tirer une autre conclusion, celle-là moins satisfaisante. Si le village devait se détruire en partie chaque fois qu'il lui donnait à boire, cela voulait dire que ses provisions n'étaient pas inépuisables.

Jenner se précipita à l'intérieur de la maison la plus proche, escalada un des plans inclinés, puis en redescendit rapidement, car la chaleur était toujours aussi étouffante. Il attendit, afin de donner à l'Intelligence le temps de comprendre qu'il désirait une adaptation, puis il grimpa à nouveau. La chaleur était toujours aussi forte.

Il abandonna sa tentative, car il se sentait trop fatigué pour réfléchir à une méthode qui pourrait faire comprendre au village qu'il avait besoin d'une température plus faible dans sa chambre à coucher. Il s'étendit à même le sol avec la conviction désagréable qu'il ne supporterait pas tout cela plus longtemps. Il se réveilla à plusieurs reprises au cours de la nuit. Il pensait fugitivement : « Pas assez d'eau. Il a beau essayer de toutes ses forces ... ». Puis il se rendormait, pour se réveiller à nouveau un peu plus tard, angoissé et malheureux.

Le matin le trouva pourtant légèrement mieux disposé. Et toute sa détermination lui était revenue - cette volonté de fer qui lui avait permis de traverser un désert hostile d'au moins huit cents kilomètres.

Il se dirigea vers l'auge la plus proche. Cette fois, après qu'il l'eut déclenchée, le délai fut de plus d'une minute. Puis un doigt d'eau forma une petite flaque humide au fond de l'auge.

Jenner la lécha complètement, puis attendit dans l'espoir d'une suite. Mais il ne vint plus d'eau, et Jenner se dit tristement que, quelque part dans le village, un groupe entier de cellules s'était désintégré en abandonnant pour lui sa provision d'eau.

Il décida alors que c'était à lui, l'être humain qui pouvait se déplacer, de chercher une nouvelle source d’eau pour le village immobilisé.

Bien sûr, en attendant, le village devrait le conserver en vie jusqu'à ce que ses recherches aboutissent. Cela signifiait, avant tout, qu'il devait se procurer de la nourriture afin de tenir le coup.

 

Il fouilla ses poches. Quand ses vivres étaient parvenus à leur fin, il en avait mis des miettes dans des petits bouts de linge. Certaines de ces miettes étaient tombées au fond de ses poches, et il les avait souvent fouillées au cours de ses longues journées passées dans le désert. Mais à présent, en ouvrant les coutures, il découvrit de minuscules particules de viande et de pain, des petits bouts de graisse et d'autres substances non identifiables.

Soigneusement, il se pencha sur la stalle adjacente et plaça les miettes dans l'auge. Le village ne pourrait sans doute pas lui offrir mieux qu'un raisonnable fac-similé. Si quelques gouttes d'eau répandues sur le sol de la cour avaient pu renseigner le village sur son besoin d'eau, il était probable qu'une offre similaire pourrait lui faire connaître la nature chimique de la nourriture qui convenait à Jenner.

Il attendit un moment, puis pénétra dans la seconde stalle et en déclencha le mécanisme. Un demi-litre d'une substance épaisse et crémeuse s'écoula au fond de l'auge. La faible quantité de cette substance semblait prouver qu'elle contenait de l'eau.

Il la goûta. Sa saveur était forte, et elle dégageait une odeur rance. Elle était sèche comme de la farine, mais l'estomac de Jenner ne la rejeta pas.

Il mangea lentement, conscient que, en de tels instants, il était à la merci du village. Il ne pourrait jamais être certain que l'un des composants de cette nourriture n'était pas un poison à action lente.

Quand il eut terminé ce repas, il s'en fut actionner l'auge d'une autre maison. Il refusa la nourriture qui y monta, et il déclencha encore une autre auge. Cette fois, il eut droit à quelques gouttes d'eau.

Il avait choisi à dessein l'une des tours. Cette fois-ci, il grimpa la rampe qui menait à l'étage supérieur. Il ne s'arrêta que brièvement dans la pièce qu'il découvrit, car il s'aperçut vite que c'était encore une chambre à coucher. Les rampes et les couches qui lui étaient déjà familières y étaient groupées par trois.

Il était surtout intéressé par la rampe circulaire qui montait encore. Il passa par une autre chambre, plus petite, à laquelle il ne découvrit aucune utilité précise. Puis il parvint au sommet de la tour, à plus de vingt mètres au-dessus du sol. C'était assez haut pour que Jenner puisse voir au delà de la crête des collines environnantes. Il s'en doutait depuis le début, mais il avait jusque-là été trop faible pour y grimper. A présent, il voyait le paysage dans toutes les directions. Et l'espoir qui l'avait fait monter s'évanouit presque instantanément.

Le spectacle n'était que désolation. Aussi loin qu'il pouvait voir, ce n'était qu'une étendue aride, et l'horizon était partout embrumé par des nuages de sable soulevés par le vent.

Le désespoir envahit Jenner. S'il existait une mer martienne, elle se trouvait au delà de son champ de vision.

Il serra les poings de rage contre son destin qui, à présent, lui semblait clair. Au pire, il avait espéré se trouver dans une région montagneuse. Les mers et les montagnes étaient en général les deux principaux sites susceptibles de contenir de l'eau. Bien sûr, il aurait dû se rappeler que les montagnes étaient rares sur Mars. Il ne se serait trouvé au milieu d'une chaîne de montagnes que par un hasard extraordinaire.

Sa fureur se dissipa, car il n'était même plus assez fort pour résister à un surplus d'émotions. L'esprit vide, il redescendit la rampe.

Son vague plan pour aider le village à s'adapter à lui s'était écroulé.

 

Plusieurs jours s'écoulèrent sans lui apporter aucune idée nouvelle. Chaque fois qu'il s'alimentait, il recevait aussi un peu d'eau. Jenner se disait à chaque fois que c'était le dernier repas. Il n'était pas raisonnable de sa part de s'attendre à ce que le village se détruise de lui-même, alors que son destin était à présent irrévocable.

Pire encore, il était de plus en plus convaincu que la nourriture dont il s'alimentait ne lui convenait pas. Il avait induit le village en erreur en lui présentant des échantillons rassis, et peut-être même infectés, et il n'avait réussi qu'à prolonger son agonie. Après avoir mangé, Jenner se sentait parfois malade pendant plusieurs heures. II avait fréquemment mal à la tête, et son corps grelottait de fièvre.

Le village faisait ce qu'il pouvait. C'était à lui, Jenner, d'aller plus loin. Mais il ne parvenait même pas à s'adapter à une approximation de la nourriture terrestre.

Pendant deux jours, il fut même trop malade pour se rendre à une auge. Heure après heure, il demeura étendu sur le sol. Au cours de la seconde nuit, les douleurs de son corps devinrent si aiguës qu'il finit par prendre une décision :

« Si je peux me rendre jusqu'à l'une des couches, se dit-il, la chaleur suffira à m’achever; et en absorbant mon corps, le village récupérera au moins une partie de l'eau qu'il a perdue.

Il lui fallut au moins une heure pour grimper en se traînant le long de la rampe de l'une des couches les plus proches. Quand il y fut parvenu, il s'y coucha comme déjà mort. Sa dernière pensée fut : « J'arrive, mes amis bien-aimés. »

L'hallucination était si complète que, pendant un instant, il lui sembla être à nouveau dans la salle de contrôle de la fusée, entouré de tous ses compagnons de voyage.

Avec un soupir de soulagement, Jenner sombra dans un sommeil sans rêves.

 

Il se réveilla au son d'un violon. C'était une musique douce et mélancolique qui lui racontait le développement et la chute d'une race morte depuis longtemps.

Jenner l'écouta un moment, puis se rendit compte brusquement de la réalité. C'était un substitut du sifflement

le village avait adapté sa musique à son intention !

Il perçut d'autres sensations. Sa couche lui sembla dégager une douce chaleur. Il ressentait un merveilleux bien-être physique.

Il dégringola avidement la rampe vers la stalle la plus proche. Lorsqu'il y rampa, le nez contre le sol, l'auge se remplit d'une mixture fumante. L'odeur lui en parut si riche et agréable qu'il y plongea le visage et l'avala avec gourmandise. Cet aliment avait la saveur d'une soupe épaisse à la viande, chaude et douce à son gosier. Pour la première fois, après l'avoir entièrement avalée, il ne ressentit pas le besoin de boire de l'eau.

« J'ai gagné, pensa Jenner, le village a trouvé un moyen ! »

Au bout d'un moment, il se rappela quelque chose et rampa jusqu'à la salle de bains. Avec précautions, en surveillant le plafond, il entra à reculons dans la stalle de douche. Le jet jaunâtre jaillit, frais et délicieux.

Avec ravissement, Jenner tortilla sa queue d'un mètre de long et souleva son long museau pour permettre aux fins jets de liquide de laver les restes de nourriture qui demeuraient accrochés à ses dents pointues.

Puis, en se dandinant, il sortit lézarder au soleil, et écouta la musique éternelle.

 

Alfred E. Van Vogt, Les monstres, Pierre Belfond 1974